Kennedy, les États-Unis et nous
Stéphane Hoffmann
[29 octobre 2005] Le Figaro Magazine
Le titre, c'est ce qu'il y a de moins bien. Dans l'édition anglaise, State of the Union n'est pas plus alléchant, mais plus exact. Car le roman parle à la fois de l'impossibilité de vivre à deux calmement et de la condition actuelle des Etats-Unis d'Amérique. Mais foin du titre : il suffit aux très nombreux fans de Douglas Kennedy de voir son nom sur une couverture pour faire illico l'emplette du livre, courir chez eux et passer des heures délicieuses entre les mains du maître qui, une fois de plus, excelle à jeter dans des circonstances exceptionnelles des personnages ordinaires.
Ici, nous suivons les tribulations d'Hannah Buchan de 1966 à 2003. A 16 ans, Hannah est une gourde. Le genre à faire tapisserie dans les boums. Fille unique, conformiste et terne d'un couple flamboyant, elle épouse à 22 ans un médecin insipide, avec lequel elle s'installe dans une petite ville du Maine. Imaginez la cousine Bette épousant Charles Bovary. Dans cette bourgade, Hannah va se trouver mêlée, bien malgré elle, à une aventure qui, sur le coup, passera inaperçue, avant de bouleverser, trente ans plus tard, sa vie modèle d'Américaine au-dessus de tout soupçon. Les trois cents dernières pages se lisent à toute allure et le fringant Kennedy s'en donne à coeur joie dans une peinture au couteau de l'Amérique d'aujourd'hui, édifiante et bigote, qui fait le malheur de bien des gens et le bonheur du romancier.
Pouvoir de la presse, légèreté de la justice, lourdeur de la vie en général, bêtise des ligues de vertu, lâcheté des idéalistes, tout est passé au mixeur par un Kennedy qui sert à ses lecteurs un nectar secoué au shaker et servi frappé. Le plus fort, c'est que, derrière une intrigue impeccablement menée et des dialogues excellents - les scènes de dispute sont des merveilles -, on se laisse prendre par des questions, poignantes et jolies, sur les éternelles balançoires : comment élever ses enfants ? Comment ne pas en vouloir à ses parents ? Comment rester fidèle à son idéal sans embêter tout le monde, et surtout pas soi-même ? Heureusement, Douglas Kennedy n'apporte pas de réponses : trop romancier pour être moraliste. Mais la griserie qu'il donne à ses lecteurs permet à ceux-ci d'aiguiser leur lucidité. Une griserie lucide : ce n'est pas si courant.