Je n'ai l'article en question qu'en version papier mais je reproduits ici celui du dernier Figaro littéraire.
Feuilletons à feuilleter
[29 septembre 2005]
La malheureuse, a-t-on d'abord gémi, elle ne méritait pas ça. Sur la quatrième de couverture, où se trouve résumé le contenu et présenté l'artiste, on venait de découvrir que Sylvie Germain est un des «écrivains majeurs de ce temps». On ne conteste pas à l'éditeur le droit de verser des compliments plus vite encore que des à-valoir. Mais ce n'est pas respecter beaucoup l'auteur que de lui envoyer ainsi le pavé de l'ours en pleine figure. Mme Germain, bonne romancière d'atmosphères et de climats – extraordinaire, Prague, sous sa plume, naguère –, a dû éprouver une immense gêne à la lecture de l'éloge qui lui est asséné. Comme l'observait François Mauriac, chacun sait secrètement l'air qu'il déplace, et que ce soit peu de chose, le plus souvent, il ne l'ignore pas non plus... Mme Germain a donc droit à toutes les délicatesses que mérite une victime.
On dira donc à bas bruit comment il semble que, cette fois, elle se soit fourvoyée. D'abord en concevant son roman sous forme de fragments qui dispersent l'attention et introduisent les sautillements des films au temps du muet, ensuite en introduisant dans ses pages poèmes et proses qui ne sont pas de son invention. Que viennent faire là Shakespeare, Celan, Supervielle, tel fragment d'une lettre de Martin Luther King et – même s'il est beaucoup question de l'Allemagne – une notule sur l'inventaire des zeppelins, qui provoquaient à Paris le rétablissement d'un couvre-feu bien profitable, avec l'obscurité, à M. de Charlus à la traîne d'un permissionnaire place de la Concorde ? On ne niera pas que, puisés à pareilles sources, des extraits sont une garantie de plaisir, mais n'aurait-il pas été préférable que l'auteur se fût accordé assez de confiance pour les fournir lui-même de bout en bout ? A-t-il besoin de tant de béquilles, cannes et attelles pour avancer ?
Mme Germain s'est engagée dans une voie qui, pour nous, est surtout balisée de témoignages aussi irréfutables que poignants. Lorsque la dernière victime aura parlé – si elle en a la force, car le retour des heures est aussi dangereux que le retour des flammes d'un chalumeau, comme on l'a vu avec Primo Levi, il faudra, une fois pour toutes, abandonner l'éclairage du chemin aux historiens. Sauf génie bien sûr...
Raccorder une fable à un drame sans nom, dont les meurtrissures sont encore visibles dans bien des coeurs et des corps, équivaut à reconnaître que, les personnages, on ne parviendrait pas à les imposer par ses propres moyens. Mme Germain a eu recours à la période du nazisme, une «idéologie délétère», croit-elle bon de préciser. (Qui, maintenant, songerait à la juger exaltante ou revigorante ?) Le père de son héros, que le passé infecte, est un SS mélomane qui mourra en exil sur une autre rive de l'Atlantique. Il est qualifié de salaud ; l'extraordinaire eût été que, sous cet uniforme, il y eut un saint. La cause est entendue depuis belle lurette, et, de toute façon, le romancier – on a honte de le rappeler – n'a pas à juger ; il lui appartient de communiquer son opinion par tous les procédés dont il dispose, sauf le prêche.
Est-ce demander beaucoup que de réclamer un peu d'art ? On n'en décèle guère dans l'entreprise présente, où le ton est soutenu, pour dire les choses en des termes moins vifs que grandiloquence et incantation. De quoi il résulte vite que le sort de Franz-Georg, «accouché par la guerre», a une transparence de vitre nettoyée, et que, par contraste, l'ours Magnus, vestige de son enfance, qui n'est que d'étoffe, paraît vivant. Sous un déluge de bombes à Londres, il arrivait à Churchill, selon son biographe, de soupirer : «Je n'aurais jamais dû quitter ma nursery et mon ourson. Depuis, tout s'est trop compliqué.» Il est probable que son voisin de Carlton Gardens, un certain général français, n'en pensait pas moins quelquefois. Car enfin, tout le monde aura eu sa peluche – même Charles – et y songe avec bonheur. Hier, Mme Germain aurait été capable de nous remplir de nostalgie. Peut-être son erreur d'aujourd'hui provient-elle de la théorie qu'elle affiche : «Ecrire, c'est descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre à écouter la langue, respirer là où elle se tait.» Aucun endroit sur terre n'est moins favorable au miracle de la Pentecôte et à la surabondance de la grâce que cette cavité sous la scène où l'on périt à moitié d'asphyxie. Elle est en général associée à Sarah Bernhardt. La tragédienne manqua d'y laisser sa jambe de bois pour s'être approchée de trop près, un soir où elle jouait Phèdre, à un âge où la femme raisonnable remplit des pots de confiture et l'homme idem noircit de ses regrets du papier d'écolier. On me l'a raconté. N'insinuez pas que je le tiens d'un spectateur, je me fâcherais tout rouge...
On ne se lasse pas d'admirer les romancières anglaises en leur modestie dans l'observation de la réalité, leur emploi des notations brèves, qui n'ont en apparence aucun rapport avec l'intrigue mais qui, par réfraction, en renforcent la crédibilité : le tombé d'une jupe, la rouille des tringles à rideaux, une couleur du ciel, les vibrations de la benne à ordures qui roule sous les fenêtres, n'importe quoi, de secondaire, mais qui soit juste.
Les Anglaises ne mettent pas en avant l'Histoire, que de son côté Hédi Kaddour, mais avec l'habileté et le souffle narratif dont Mme Germain se montre dépourvue, saisit à bras le corps. Il embrasse tout un siècle à travers une histoire d'espions qui commence en 1914 et s'achève en 1991, sur les quais de la Seine. A-t-il, à l'instar de l'un de ses personnages, Hans (il y a de l'Allemand partout en cette saison), rêvé pour son premier ouvrage d'«un roman total avec le retour du monde dans le roman» ? En tout cas, il dégorge ses lectures, aussi vastes que les plaines russes, en 700 pages, où l'on rencontre même Marlene Dietrich, ce qui n'est jamais déplaisant. Et peut-être aussi Lena, femme entre toutes fatale, obsédant les uns et les autres, en est-elle un profil. La guerre froide hante les esprits. On se donne rendez-vous à Waltenberg, localité suisse qui est le pendant d'un notoire gîte rural, Davos. On y échange renseignements et confidences. M. Kaddour joue à fond, non sans raffinement, le jeu du feuilleton. La mécanique est belle. Elle happe un lecteur charmé que l'auteur lui prête autant de savoir qu'à lui-même et multiplie à son intention les oeillades destinées aux gens de bonne compagnie.
Est-ce encore un méfait du présent, qui est la gomme à effacer de la narration, estompant les contours ? A la fin, on a l'impression d'être au pied d'une cage garnie d'oiseaux mécaniques, d'automates de Vaucanson, quand le remontoir est épuisé : et soudain le souvenir de leur chant a cessé. On ne désapprouve pas les Anglaises de faire des romans avec non pas des idées mais des sensations et la triviale douceur des choses.
Trois jours avant son suicide, Virginia Woolf, l'hyperintellectuelle, notait dans son journal intime la recette du hachis Parmentier au jambon. ...
Magnus, deSylvie Germain. Roman, Albin Michel, 274 p. 17,50€.
Waltenberg, d'Hédi Kaddour.Roman, Gallimard, 706 p., 22,90 €.