En canot sur les chemins d'eau du roi de Jean Raspail
Retour aux sources pour l'écrivain, qui raconte, cinquante-cinq ans après, sa toute première expédition en Amérique, sur les traces des pionniers français.
Astrid de Larminat
[08 décembre 2005] Le Figaro littéraire
A l'occasion de son dernier déménagement, il y a un an, l'écrivain a retrouvé au fond de sa cave, dans une cantine rouillée de petite dimension, sous un bric-à-brac de gamelles encore noires de fumée, un trésor de jeunesse. Non pas le tout premier roman demeuré inédit que beaucoup de ses pairs exhument un jour, attendris. Mais un modeste cahier de bord, celui de sa première expédition, qui, de mai à décembre 1949, l'emmena avec trois camarades depuis Trois-Rivières, au Canada, jusqu'à La Nouvelle-Orléans. En canot, ils allèrent par les chemins d'eau du Roi, du Saint-Laurent au Mississippi. Au compteur de leurs bras, 4 565 kilomètres à l'aviron et au «portage», une technique empruntée aux Indiens par les explorateurs pour «porter» leur canot et sa cargaison tout en gardant les mains libres, lorsqu'on était contraint d'emprunter la rive, les rapides étant par trop furieux.
Ce fameux cahier de bord vermoulu a réveillé sa mémoire. Cinquante-cinq ans plus tard, se replaçant dans l'esprit du jeune chef scout qu'il était, parti sur les traces des découvreurs de l'Amérique française, Jean Raspail a enfin conté cette aventure originelle. De son propre aveu, elle le fit ce qu'il est devenu. Elle déclencha, en effet, la série d'expéditions, qui, de la Patagonie à l'Alaska, constituèrent la matière première de son oeuvre, récits et romans.
«Sur ces routes d'eau, nous étions complètement seuls, se souvient l'écrivain. Et pourtant nous avancions en compagnie de tous ceux qui étaient passés par les rivières : les découvreurs, les missionnaires, les commerçants de la fourrure, les officiers des compagnies de Marine du roi, depuis Champlain jusqu'à Cavelier de La Salle.» Les quatre jeunes gens avaient placée leur équipée, sous le patronage du père Jacques Marquette, jésuite natif de Picardie et premier Européen à naviguer sur le Mississippi.
Comme il est grisant de découvrir ces héros français du XVIIe siècle ! A côté des Anglais retranchés dans leurs colonies, qui défrichaient, labouraient, prospéraient, durs et obstinés à la tâche, les Français faisaient figure «d'amateurs de génie, doués d'intuitions fulgurantes», écrit Raspail. «Ils n'avaient qu'une idée : aller voir toujours plus loin.» Aucune des tribus avec lesquelles ils signèrent un traité avant de planter le drapeau fleurdelysé sur leur territoire ne se révolta. Une réelle amitié s'installa même entre Indiens et Français, lesquels étaient animés par «une foncière charité chrétienne», affirme l'auteur. «Le fond de bonté du christianisme séduisit aussitôt les autochtones, en particulier les femmes.» La beauté de celles-ci oeuvra également au rapprochement... L'autorité royale d'un côté, les chefs de tribu de l'autre encourageaient les mariages mixtes, qui furent nombreux. L'auteur rapporte les propos d'un professeur américain évoquant les pionniers français du Nouveau Monde qui «avaient des yeux pour voir et un coeur pour sentir». John Finley, historien, américain lui aussi, écrivait de même : «Combien ces rivières seraient moins suggestives, si les Français n'y étaient point passés les premiers, avec leur bravoure et leur esprit d'aventure.» Voilà une page de l'histoire de France dont on n'a pas à rougir.
Rares sont les romanciers parisiens qui font état d'un passé scout. Raspail lui-même ne s'en était pas vanté jusqu'à présent. Le récit de son aventure nord-américaine est un hommage à l'esprit de Baden Powell, tant raillé. Il montre la profonde pertinence de cette pédagogie, dont l'inspiration n'est pas tant chrétienne que chevaleresque et païenne, indienne même. Il fallait être scout pour hisser chaque soir à l'étape le drapeau français alors que, éreinté par l'effort, on s'apprête à dormir sous son canot après avoir fait cuire au feu de bois le produit de sa chasse ! Ainsi que pour dédier une île du lac Huron à Notre-Dame de Bonne Nouvelle, en souvenir des aristocrates qui, le jour de la mort de Louis XVI, se réunir à Paris dans l'église du même nom pour tenter de faire échapper leur roi. Et que dire du salut adressé par quatre garçons français à un oiseau de pierre sur les bords de la rivière Ottawa, comme le voulait la coutume indienne ? «Il en est des rites comme des jeux, on s'y applique sérieusement ou pas du tout, faute de quoi cela n'a pas de sens et l'on a salopé quelque chose, un rêve d'enfant, une étincelle de sacré», écrit le consul général autoproclamé du royaume de Patagonie. Le rêve est le pain quotidien des héros.