La première gorgée d'acide
Léautaud par Delerm
Quand un gentil collectionneur de « plaisirs minuscules » fait l'éloge d'un méchant misanthrope, ça donne un bon livre
C'est compliqué, les réputations. Et le plus souvent, très faux. Voyez Philippe Delerm dont on a fait un athlète de l'hédonisme facile, un galérien du bon sentiment, le forçat des plaisirs minuscules. Tchekhov avait les mêmes dispositions, le même don, ce génie de la cueillette qui fait les écrivains d'atmosphère. Tchekhov, vous le mettiez devant un cendrier et, pour la moitié d'un rouble, il vous pondait une nouvelle intitulée « le Cendrier ». D'ailleurs, il l'a fait. Delerm aussi écrit comme on baguenaude, sur le timbre de bicyclette ou les haricots à écosser, mais l'essentiel est ailleurs. De Tchekhov il a d'ailleurs l'élégante tristesse des humanistes sincères, l'amour des chiens, un goût certain du secret. Et cette façon de réveiller les temps évanouis au moindre prétexte, un air de violoncelle, la feuille tombée d'un cerisier. Si l'homme est aussi petit que l'estimaient MM. Pascal et Perrichon, Philippe Delerm travaille à le consoler avec des riens. Des riens conformes à la petitesse de sa condition. Ce qu'il appelle des «plaisirs minuscules». Mais il y a dans les madeleines en miettes de ce bon maître, si peu chef d'école, comme un tréfonds d'éternité endormie. S'il était russe, on lui foutrait la paix. On l'inviterait à planter des arbres dans les cours de récré, et les écoliers danseraient une ronde à sa gloire.
Mais comme Philippe Delerm est latin, on le pousse à bout et le bout a pour titre : « Maintenant, foutez-moi la paix ! » C'est la revanche de son ironie cachée, d'une méchante humeur trop longtemps contenue, l'éloge de la vindicte, c'est le lâcher de sentences d'un misanthrope royal, bref, c'est une vie de Léautaud (1872-1956). Comme l'auteur de « la Première Gorgée de bière » est un garçon bien élevé, il ne mégote pas sur la bienséance et même il raffine dans le prétexte : c'est une vraie « vie de Léautaud » qu'il nous donne là. Les apparences sont sauves. Mais qui sera dupe de la procuration ? «Je suis bien persuadé qu'il aurait détesté ce que j'écris, et cette sévérité virtuelle n'est pas sans rapport avec mon engouement», confesse humblement son biographe. Voyeur pervers, zoophile, infréquentable fouineur d'agonies, Léautaud n'est pas un misanthrope par défaut, par provocation ou par choix esthétique : c'est le champion du monde en titre. «Lorsque l'enfant paraît, je prends mon chapeau et je m'en vais.» Comment le gentil Delerm, qui vit dans la religion de l'enfance, a-t-il pu succomber à ce charme noir ?
Et il feint de se demander si, dans une époque soumise au despotisme du « look », la postérité de ce vieillard pittoresque ne devrait pas davantage au lacet de chaussure qui lui tenait lieu de cravate qu'à son « Journal » en partie réédité. Mais la réponse, il la détaille avec la gourmandise du connaisseur : ce Léautaud, il a su être vrai, il a su être seul, il a su être soi. C'est compliqué, les réputations.
Jean-Louis Ezine
«Maintenant, foutez-moi la paix!», par Philippe Delerm, Mercure de France, 140 p., 10,50 euros. Aux mêmes éditions, un choix de pages du «Journal littéraire» de Paul Léautaud, 940 p., 37 euros.
Nouvel Observateur - 02/02/2006