Marcel Jouhandeau, le protégé de la Garde Suisse
Stéphane Denis
[11 février 2006] Le Figaro Magazine
Jouhandeau est un ours, un tigre, un malabar de la littérature. Il en a la curiosité, le goût des petites gens, la ruse. Ça ne se voyait pas parce qu'il était mince et qu'il avait une tête de vieux chanoine. Il a écrit énormément mais peu à la fois, comme le grand-père du narrateur quand il pensait à sa femme, dans A la recherche du temps perdu. Il était professeur de sixième à Saint-Jean-de-Passy et son mariage lui a été l'occasion d'un interminable sujet, car il préférait les hommes et sa femme était une mégère. On ne connaît pas d'union plus catastrophique, sauf peut-être celle de Gide qui écrivit sur son propre ménage un livre assez atroce. Seul Mauriac s'est montré discret, dans ce trio qui se connaissait suffisamment pour se reconnaître.
De Guéret dans la Creuse, il a fait Chaminadour. Aujourd'hui l'autoroute longe la petite ville mais autrefois c'était au cul du loup. Son père était boucher et grâce à lui nous voyons vivre ce peuple unique et qui a disparu, les commerçants, les artisans, les petits fonctionnaires d'un de ces bourgs de la IIIe République dont la société succédait à celle d'Anatole France dans Histoire contemporaine. Même Dieu est présent, car Jouhandeau était nourri de sainte Thérèse et de la certitude de l'enfer. A côté de lui, monseigneur Lefebvre était révolutionnaire. Il n'en a pas moins été continuellement protégé par la NRF. Gide, Paulhan surtout qui lui écrivait sans cesse, avaient pour Jouhandeau un respect considérable, le plus proche, chez eux, du sacré. Cela lui a permis de survivre à ses imprudences. Il a été d'un des deux voyages en Allemagne organisé par les nazis, des nazis très amateurs de littérature comme le lieutenant Heller, le conseiller Aschenbach, mais des nazis tout de même. Il faut ajouter qu'il y est allé par amour : un Allemand qu'il avait dans la peau. La sienne en réchappa et les livres se succédèrent, déclarés bons pour le service par Paulhan qui avait beaucoup d'entregent chez les écrivains et par Gide, qui gardait de l'autorité sur les consciences.
Chaminadour, le premier du nom, date de 1934, une des années du Front populaire dont Marcel Aymé fera Travelingue. Une suite de scènes, de monologues, de conversations ; terriblement démodé dans la forme. Devait lui répondre Descente aux enfers «après de longues années d'absence», c'est-à-dire après 39-45 : «Tout ce que je voyais relevait de la plus noire mélancolie. Ceux que j'avais connus autrefois dans l'opulence, désormais aux abois, habillés de guenilles, erraient sur les places vides ou autour des cimetières, en quête d'un nouveau riche disposé à leur céder une bouchée de pain, en échange des débris d'un luxe qu'ils ne pouvaient plus soutenir.» C'est une chose assez étonnante, assez terrifiante que la transformation de Chaminadour, «signe irréfutable d'une époque vouée à la décadence, à l'installation par nivellement d'une médiocrité universelle». Jouhandeau ne se gêne plus, il écrit Guéret. Il n'a plus besoin de se gêner, il a créé Chaminadour. S'il écrit Guéret ce n'est pas qu'il ne craint plus les réactions de la population - elles ont été très vives - c'est qu'il est conscient que sa création l'emporte sur la réalité. Le style n'a pas varié. Il est né de Guéret : «A l'âpre fierté d'une population pauvre, la grandiloquence, le clinquant, la sentimentalité répugnent.» Prudence Hautechaume, l'oncle Henri, les modistes, l'apprenti boucher, le pharmacien Mallet, la cousine Clémentine sont les saints et les saintes de la religion littéraire dont Jouhandeau était devenu l'officiant, pieusement écouté par la maison Gallimard à laquelle il n'a jamais manqué que la Garde suisse pour se prendre pour le Vatican.
A côté de Jouhandeau, Gide était un branleur de sacristie. Cependant les livres intimes, les révélations à majuscules (comme dans Chronique d'une passion) nous semblent aujourd'hui un peu ridicules. Ce qui reste est Chaminadour où Dieu ne joue qu'un rôle géographique comme le clocher de Saint-Hilaire dans Du côté de chez Swann. Il faut bien voir que ces écrivains-là, ceux de la NRF, considéraient la littérature comme une espèce de vache sacrée. Ils s'y promenaient d'ailleurs avec l'indolence de ces ruminants quadrupèdes. Parfois l'indolence se changeait en furie pour des raisons mystérieuses, de vrais mouvements de l'âme. Ou simplement le passage, à proximité du pré carré, de brouteurs suspects, étrangers à la revue. Mais ils étaient capables d'une grande admiration et leurs goûts littéraires étaient souvent très supérieurs à leurs oeuvres elles-mêmes. Les gens de Guéret ont fini par s'y faire et désormais saluent Jouhandeau comme un fils respectable. Il doit avoir son lycée.
Chaminadour, de Marcel Jouhandeau, Gallimard, collection «Quarto», 1 540 p., 29,90 euros.