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 Cézane et Zola

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LP de Savy
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Cézane et Zola Empty
MessageSujet: Cézane et Zola   Cézane et Zola Icon_minitimeMar 30 Mai 2006 - 23:41

LES GRANDES RUPTURES DE L'HISTOIRE LITTÉRAIRE

Cézanne et Zola : la peinture, pomme de discorde

Chaque semaine, un écrivain et un dessinateur conjuguent leur talent pour évoquer une rupture - sentimentale ou amicale - entrée dans la légende littéraire.

par Marcel SCHNEIDER
[17 juillet 2003] Le Figaro

Une camaraderie nouée entre deux collégiens deviendra une amitié profonde, illuminée par l'émerveillante découverte du monde faite ensemble, découverte de la nature luxuriante, de la poésie, de l'amour. Cette amitié exemplaire durera trente-quatre ans, il s'agit de Paul Cézanne et d'Émile Zola. En 1852, à Aix-en-Provence, le premier a treize ans, Émile un an de moins. Cézanne, costaud, impétueux, sûr de lui, appartient à la bonne bourgeoisie; son père banquier tient une place honorable dans la société, même si l'aristocratie le snobe et fait les gros yeux quand il achète le Jas de Bouffan.
Émile au contraire, malingre, fils d'immigrés italiens, connaît toutes les difficultés de l'intégration. On se moque de lui au collège Bourbon, on le bourre de coups de poings. Paul prend sa défense. Émile, éperdu de reconnaissance, remercie son champion en lui offrant des pommes. Ce serait là, selon nos psychanalystes, l'origine de la prédilection de Cézanne pour ces fruits. La vérité est tout autre: l'artiste qui peignait lentement et revenait cent fois sur la toile préférait les pommes aux pêches qui se flétrissent plus vite. Rilke a écrit ce qu'il fallait sur le sujet: «Chez Cézanne, les fruits cessent d'être comestibles, tant ils sont devenus des choses réelles tant leur présence obstinée les rend indestructibles.» La pomme de Cézanne n'est plus un fruit succulent, elle devient un fruit en peinture, une image emblématique qui entre dans un rapport de force entre la draperie, les autres fruits, la cruche et la bouteille qui se trouvent sur la table. Ce ne sont plus des fruits, c'est un tableau. Nous sommes passés de la réalité dans le domaine irréel de l'art et de la beauté réinventée.

Très vite les deux adolescents vont connaître les communions extasiées avec la nature, les courses dans les garrigues, la violence encore intacte du paysage provençal, les amandiers en fleur, les oliviers aux formes tourmentées et, les nuits d'été, les baignades dans l'Arc. Ce sont aussi les lectures infinies, les livres lus côte à côte ou passant d'une main à l'autre, les discussions éperdues, les dévotions à Hugo, Vigny, Musset, Lamartine, l'univers à la fois fantaisiste et fantastique du romantisme. Ce sont aussi les poèmes que l'on écrit, que l'ami corrige et parfois améliore. Mais les meilleurs ne sont-ils pas ceux que l'on écrit ensemble, où l'on atteint dans une fusion complète l'oubli du toi et du moi, où l'écriture en commun devient ce que Novalis appelle sympoésie et symphilosophie, véritable brouet de sorcières, comme le dit avec humour la future femme de Schlegel. «La philosophie sonne comme la poésie, parce que tout cri dans le lointain devient une voyelle», dit encore Novalis. Dans ces nuits transfigurées, les deux jeunes gens font l'expérience d'un panthéisme païen dont Cézanne se souvient dans Les Baigneuses et dans Le Paradou, évoqué dans La Faute de l'abbé Mouret.
C'est aussi pour eux l'éveil des sens et des émois sentimentaux. Paul courtise une modiste et Émile une couturière. A cette époque, les petites mains font florès, que ce soit à Paris ou en province. Elles accordent aux deux garçons de menues privautés qui leur valent force sonnets et élégies.

C'est cette sympoésie, partagée dans l'élan absolu d'une adolescence enivrée d'elle-même qui retentira plus tard dans Les Montagnes Sainte-Victoire, dans Les Grandes Baigneuses, dans ces pins hiératiques qui symbolisent la forêt provençale. Paul écrit à Émile le 9 avril 1858: «Te souviens-tu du pin qui, sur le bord de l'Arc planté, avançait sa tête chevelue qui protégeait nos corps par son feuillage de l'ardeur du soleil? Ah! puissent les dieux le préserver de l'atteinte funeste de la hache du bûcheron!» Mais quels dieux invoquer? «Proche et difficile à saisir, le dieu», dit Hölderlin que les deux amis ne pouvaient connaître. Difficile à saisir, oui, mais l'univers mythique du peintre traduira plus tard ce dieu pressenti dans la nature.

Zola regagne Paris en 1860, Cézanne ne tarde pas à le rejoindre. En dépit de son père qui souhaiterait le voir banquier, il veut être peintre. Après nombre d'épreuves il gagnera sa cause. A Paris, il habita rue des Feuillantines, mais le paradis chanté par Hugo n'existait déjà plus. En 1872, il vit à Louveciennes auprès de Pissarro et l'année suivante le voici à Auvers-sur-Oise où il peint La Maison du pendu. Ensuite on le voit à Melun et, bien sûr, à Médan chez son cher Émile. Leur amitié n'a subi aucune éclipse, aucun accroc. Mais la catastrophe arrive.

En 1886 paraît L'Œuvre, volet des plus sombres et des plus désespérants de la série des Rougon-Macquart. C'est l'histoire d'un peintre raté qui se suicide devant l'œuvre qu'il ne peut achever. Pour Zola l'échec de Claude Lantier provient de son hérédité: il est le fils de Gervaise et de Lantier, l'ivrogne. Dans le peintre avorté, Zola pense peut-être à Cézanne qui, en 1885, n'a pas encore produit ses chefs-d'œuvre, Les Montagnes Sainte-Victoire et Les Baigneuses, mais aussi à Manet et à Jules Holtzapfel qui se suicida en 1856 parce que ses toiles avaient été refusées au Salon plusieurs années de suite. En fait, c'est le procès de la peinture contemporaine que fait Zola, montrant ainsi qu'il n'a aucune véritable intuition de ce qu'est l'art, que tout ce qui n'est pas questions sociales, idées politiques de gauche (Fourier, Blanqui, Guesde, Gambetta) lui demeure étranger.

Mais pourquoi avoir fait de Claude Lantier un Provençal et un Aixois? Pourquoi avoir évoqué les souvenirs sacrés de l'adolescence? Pour Cézanne, c'est plus qu'une offense, c'est une trahison. Zola a renié des serments non formulés, mais écrits dans le ciel, il a souillé ce qui devait rester pur, la poétique intimité de leur adolescence, leur sympoésie à la Novalis.

La mort dans l'âme, Paul écrit à Zola: «Je viens de recevoir l'œuvre que tu as bien voulu m'adresser. Je remercie l'auteur des Rougon-Macquart de ce bon témoignage de souvenir, et je lui demande de lui serrer la main en songeant aux anciennes années...» Ainsi sonne le glas d'une amitié de trente-quatre ans. Jamais plus les deux amis ne se revirent. Zola devait mourir en 1902, Cézanne quatre ans plus tard.

On imagine la fureur, la tristesse, l'accablement de Cézanne quand, après avoir lu l'évocation de leurs baignades dans l'Arc («passer là des journées entières, tout nus, à se sécher sur le sable brûlant, pour replonger ensuite, à vivre dans la rivière, sur le dos, sur le ventre, fouillant les herbes des berges»), il tomba sur ces lignes: «Dans cette province reculée, au milieu de la bêtise somnolente des petites villes, ils avaient ainsi, dès quatorze ans, vécu, isolés, enthousiastes, ravagés d'une fièvre de littérature et d'art. Le décor énorme de Hugo, les imaginations géantes qui s'y promènent parmi l'éternelle bataille des antithèses. (...) Puis Musset était venu les bouleverser de sa passion et de ses larmes, ils écoutaient en lui battre leur propre cœur, un monde s'ouvrait plus humain qui les conquérait par la pitié, par l'éternel cri de la misère qu'ils devaient désormais entendre monter de toutes choses.» (1) Ne dirait-on pas que Zola en rappelant de pareilles heures, de si éblouissants souvenirs, nous livre là le fragment des Mémoires qu'il n'a jamais composés?

Zola s'acharne contre l'art moderne et enfonce le clou quand il déclare: «L'air de l'époque est mauvais, cette fin de siècle encombrée de démolitions, aux monuments éventrés, aux terrains retournés cent fois, qui tous exhalent une puanteur de mort! Les nerfs se détraquent, la grande névrose s'en mêle, l'art se trouble: c'est la bousculade, l'anarchie, la folie de la personnalité aux abois.» (2)
Dix ans plus tard, Zola récidive. Il écrit dans un journal que Delacroix, Ingres, Courbet n'ont pas eu de successeurs. La peinture agonise. Il ne cite ni Manet, ni Monet, ni Renoir. C'est justement le temps où Cézanne, travaillé par une puissance qui le dépasse, opère sa révolution. Vissé à la peinture, il va inventer un nouvel espace, de nouvelles couleurs, une nouvelle forme d'être-au-monde grâce à l'acte pictural.

Lit-on encore beaucoup Zola? Je ne le crois pas. Germinal peut-être et La Bête humaine à cause des films que ces romans ont inspirés. Mais Pot-Bouille? La Conquête de Plassans? et tous les autres? C'est à cause de J'accuse et de l'affaire Dreyfus que Zola est cité. Tandis qu'au XXe siècle on parlera plus que jamais de Cézanne à propos du cubisme, de l'abstraction lyrique ou géométrique. Son temps n'est pas le nôtre, il n'a pas d'âge, son espace n'est pas le nôtre, il est inventé. Ses bleus, ses verts n'appartiennent qu'à lui. Quant à ses Baigneuses qui ne sont ni des déesses ni des femmes voluptueuses comme Les Odalisques d'Ingres, nous les regardons comme des fantasmes au bord d'un lac, des surfaces de clarté traversées par le soleil et par le vent.

(1) Pléiade, tome IV, pp. 39-40.
(2) L'Œuvre, op. cit. p. 359.
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