Propos insignifiants
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 Anti-US go home ! par Benoît Duteurtre

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MessageSujet: Anti-US go home ! par Benoît Duteurtre   Anti-US go home ! par Benoît Duteurtre Icon_minitimeMer 12 Oct 2005 - 17:26

EUROPE L'homogénéisation culturelle, à qui la faute ?
Anti-US go home !


PAR BENOÎT DUTEURTRE *
[29 juin 2002, le Figaro]

Mollement affalé dans une chambre d'hôtel, la télécommande en main, je suivais, l'autre soir, la finale du concours « Eurovision ». Vingt-cinq chaînes diffusaient à travers le continent ce divertissement censé illustrer la diversité de la chanson européenne. Pour une fois qu'il ne s'agissait pas d'une pétition d'intellectuels guerroyant pour l'« exception culturelle », mais de refrains, de langues, d'expressions vivantes ! J'étais moi-même assez curieux... et je le fus plus encore de découvrir que, sur 25 pays participants, 22 avaient choisi – sans la moindre explication – de présenter leur chanson en anglais (seules la Turquie, la Suisse et la France faisaient exception). Après quoi, lors du vote présenté en direct de chaque capitale européenne, 24 animateurs sur 25 s'exprimaient également, comme si rien n'était plus naturel, en anglais (si l'on désigne ainsi le jargon pseudo-américain qui, de Madrid à Berlin, donnait par contraste une élégance désuète à l'accent du journaliste de la BBC).
Les présentateurs étaient-ils contraints d'accepter cette règle commune ? Ils semblaient plutôt fiers d'employer ce sabir, comme d'autres revêtent des casquettes de base-ball ou se déguisent en sorcière le soir d'Halloween. Seule la présentatrice française persistait à s'exprimer dans sa langue natale, et je supposai que rien ne l'interdisait. Pourtant, ce soir-là, les peuples européens semblaient unis par une même adhésion spontanée au modèle d'une province asservie et fière de l'être ; par une musique de variété aussi indifférenciée que possible ; par une langue d'esclaves mal maîtrisée par 300 millions d'apprentis, capables seulement d'en formuler les tournures les plus grossières (les subtilités restant réservées aux peuples anglophones, dans une nouvelle division du monde qui réduit les autres à baragouiner). Ni les Italiens, ni les Hollandais, ni les Portugais n'avaient envisagé la possibilité d'illustrer grâce aux prodiges de la traduction simultanée la diversité linguistique européenne. Au contraire, le renoncement semblait joyeux, énergique et progressiste.

Dans un tel contexte, la résistance française avait même toutes les chances d'apparaître, une fois encore, comme une insupportable manifestation d'arrogance ; tandis que les petites nations anciennement communistes adoptaient frénétiquement le nouveau style, comme si l'idée européenne ne constituait qu'un instrument pratique et accéléré en faveur de l'américanisation. Sans loi ni vote, mais avec ferveur, l'Europe cultive ainsi quotidiennement le principe d'une culture dominante et d'une langue obligatoire.

A peine remis de cette mauvaise soirée, je fus donc encore plus étonné de découvrir, dans le journal du lendemain, avec quelle insolente candeur des manifestants dénonçaient la visite de George Bush à Paris. Au moment précis où j'observais comment l'Europe une fois de plus se transformait volontairement en caricature de l'Amérique, des Français en colère dénonçaient la domination de la puissance yankee et ses tendances hégémoniques, comme si l'Amérique était responsable de notre soumission. Les uns imitaient, les autres dénonçaient, mais cela ressemblait à deux phénomènes complémentaires. J'entrevoyais deux traits de l'Europe en train de se faire : où il faut continuellement se déguiser en zombie de la banlieue de Detroit pour avoir l'air normal ; mais où par-dessus le marché, il faut supporter le retour de discours nationalistes faisant des Américains les méchants et de nous-mêmes les victimes.

Depuis des années, sans contrainte, l'Europe adopte le pire de l'Amérique (le fast-food, l'obésité, la marchandisation des services, les loisirs organisés, la dictature des actionnaires...) tout en développant un vif ressentiment contre son modèle. Mais soyons sérieux : le concours « Eurovision » témoigne-t-il d'une volonté de domination américaine ou d'une volonté d'américanisation des Européens ? Est-ce le gouvernement américain ou le gouvernement français (celui de Fabius, à l'époque) qui s'est battu pour l'installation d'Eurodisney aux portes de Paris ? Est-ce l'Amérique qui a décidé d'aligner quasiment le cours de l'euro sur celui du dollar, en ornant même son logo de deux petites barres (comme un « dollar » européen) ? Est-ce l'Amérique qui livre nos services publics aux agences de notation financière ? Est-ce l'hégémonie américaine qui impose l'annonce en anglais dans le TGV Méditerranée (autrefois on employait sur chaque ligne de train la langue du pays de destination) ? Est-ce l'Amérique qui interdit le plurilinguisme dans cette Europe prétendument unie où plus un jeune Allemand n'apprend l'italien, où plus un jeune Espagnol n'apprend le français ?

La vision astérixienne de la division du monde, prônée par les manifestants anti-Bush, est elle-même un avatar de la mondialisation. Les forces politiques ont bien compris l'intérêt de ce double jeu consistant à répandre partout une organisation mondiale d'inspiration américaine, tout en cultivant un sentiment d'identité et une propagande basée sur les thèmes de la « spécificité », voire de l'« exception » européenne. Tout en dénonçant l'uniformisation du monde, nous laissons l'Europe agir comme une machine à uniformiser (aujourd'hui, les pays qui souhaitent adhérer à la CEE doivent réformer leur agriculture sur le modèle industriel). Tout en dénonçant les ghettos américains, nous avons laissé grandir des ghettos qui ne valent pas mieux. Tout en dénonçant la dialectique du « bien » et du « mal » (après les attentats du 11 septembre), notre classe politique et intellectuelle recourt aux mêmes divisions pour régler hâtivement (sans trop réfléchir) la question de l'extrême droite.

Pourtant, les discours détournent vers un ennemi étranger les fautes accomplies ici même. Plus nous faisons pareil, plus nous protestons, réduisant notre vision de l'Amérique à une caricature de ce que nous lui avons emprunté. Certains intellectuels français n'hésitent plus à dénoncer le « pays de McDo et d'Eurodisney » au lieu d'entrevoir, comme Breton et Levi-Strauss, la vitalité américaine. L'Europe oublie que les États-Unis sont une nation diverse et contradictoire ; qu'on y trouve pas seulement des patriotes fanatiques mais des citoyens critiques, premiers à dénoncer la sous-américanisation acceptée par monde entier.

On peut s'inquiéter des drapeaux accrochés aux fenêtres américaines. Demandons-nous aussi pourquoi aucun drapeau européen ne représente le même pouvoir d'identification pour les immigrants attirés chez nous par des conditions de vie moins misérables, mais sans cette fascination culturelle que représente l'idée américaine, à tort ou à raison. L'Europe n'existe pas, puisqu'elle adhère elle-même à ce modèle, comme n'importe quel pays du tiers-monde. Par sa politique, elle se contente d'agir comme une machine destinée à imposer les nouvelles normes sur le vieux continent. Au lieu d'illustrer sa diversité de langues et de cultures, elle s'applique à les gommer mais échoue lorsqu'il s'agit de mettre en avant une énergie, un élan, un projet politique commun. Au lieu d'être une force protectrice des nations (leur façon de parler, de cultiver, de se cultiver...) elle se présente comme une machine à consentir, prête à tout abandonner. Dans ce contexte, les vieux pouvoirs politiques nationaux se réduisent eux-mêmes à un fonds de commerce, chargé de garantir quelques emplois, en cultivant les ressorts du nationalisme primaire (le drapeau, le foot, la grandeur de la France). Et l'on se demande bien comment sortir de cette maladie régressive, à moins de faire vraiment l'Europe, de bousculer les cartes et de se lancer dans l'aventure, avec les risques que cela comporte. Ou d'arrêter de faire semblant et de laisser, à nouveau, chaque nation jouer réellement sa propre histoire.

* Écrivain.
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