Propos insignifiants
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 André Maurois et Maria

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LP de Savy
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MessageSujet: André Maurois et Maria   André Maurois et Maria Icon_minitimeDim 13 Aoû 2006 - 15:16

André s'étourdit à Lima avec Marita par Dominique Bona (Le Figaro du 27 juillet 2006).

En tournée en Amérique latine en 1947, le vénérable académicien français tombe sous le charme de sa jolie interprète. S'ensuit une liaison aussi brûlante qu'éphémère.


André Maurois soupire en descendant de l'avion : le climat chaud et humide de Lima, entre Équateur et Tropique, cet air réputé embaumé de roses, l'oppresse et l'étouffe. En ce mois de septembre 1947, il aurait été si bien à Essendiéras, sa propriété du Périgord qu'il retrouve chaque été pour écrire. Il a là-bas son bureau et sa bibliothèque, mais surtout ses chères habitudes dont il est ici nostalgique : la marche à heure fixe, dans l'ombre des beaux arbres ; la compagnie d'amis chers qui viennent partager son bonheur à la campagne ; et puis, surtout, dans la fraîcheur matinale, la fièvre si légère d'écrire, de son écriture serrée et élégante, des pages et des pages de romans, de biographies, tandis que son épouse, dans la chambre contiguë, tape sur sa Remington les feuillets qu'il lui a remis la veille. Mais il n'a « jamais su dire non », ni même à des personnages improbables comme cet Alexandre Rognedov, l'imprésario qui l'a invité à une tournée de conférences en Amérique du Sud.

Il fait chaud au Pérou, trop chaud pour parler en costume-cravate de ce qu'il aime et connaît le mieux au monde, mais qu'il a le sentiment de rabâcher depuis son départ : la littérature française ! Voilà un mois qu'il débite chaque jour devant une salle comble, pareille à une étuve, le même texte en français - car il ne parle pas espagnol -, avec quelques variantes qu'il improvise selon le lieu et l'atmosphère. Pour se stimuler, son regard s'attache souvent au beau visage d'une inconnue, fugitive inspiratrice d'un soir.

Au Brésil, au Chili, en Argentine, il a été reçu avec les honneurs que l'on doit aux grands de ce monde : tapis rouge, banquets officiels et corbeilles de fleurs. C'est qu'à 62 ans, auteur d'une oeuvre importante, traduite en plusieurs langues, et, depuis 1938, membre de l'Académie française, André Maurois incarne un personnage, déchu depuis de son piédestal mais qui avait alors statut d'idole : le Grand Écrivain français. Les Silences du colonel Bramble, Climats et Le Cercle de famille, La Machine à lire les pensées, mais aussi ses biographies de Shelley, de Byron, de Disraeli ou de Chateaubriand, lui valent de figurer à la meilleure place dans les bibliothèques et d'être consulté à tout propos, sur des sujets aussi essentiels que le poids des âmes, le bonheur conjugal ou, précisément, la Littérature - un mot que l'on écrit alors, sans même songer à sa mort prochaine, avec une majuscule.

L'ex-miss Pacifique éclipse tout. Il est marié. Son épouse, Simone, ne le tient pas en laisse mais, avec un zèle de tous les instants, se montre un efficace cerbère. C'est miracle qu'elle l'ait laissé partir sans elle vers ce continent lointain et ces climats brûlants. Mais cette Parisienne des plus snobs, élevée par des nurses anglaises et aussi sèche qu'une douairière, a eu pour une fois un accès de relâchement : la perspective harassante du voyage a été plus forte que sa jalousie. Elle a cru sans doute que l'âge des tentations était passé pour « André » et ne reviendrait plus...

Pour Maurois, le Pérou doit être son avant-dernière escale (l'attend encore la Bolivie !), avant le retour tant espéré vers des climats moins éprouvants. En descendant de l'avion, il a à peine le temps d'aspirer les premières bouffées d'air fleuri et suffocant, quand Rognedov, toujours empressé et obséquieux, qui lui donne sans cesse du « Maestro ! », lui présente la jeune femme qu'il lui a choisie, non sans une certaine intuition, pour interprète : Maria de las Dolores Checa Garcia y Rivera.

D'origine chilienne, blonde comme une Allemande, avec des yeux verts et un corps aux formes voluptueuses, cette Péruvienne de coeur lui plaît au premier regard. Non seulement parce qu'elle est jeune et appétissante mais parce qu'elle lui rappelle la première épouse polonaise, qui fut son grand amour et son grand tourment, Jane-Wanda de Scymkiewicz - Janine. Morte depuis si longtemps ! Les deux silhouettes exquises, les deux visages blonds se superposent pour créer la magie d'un coup de foudre, aussi inattendu que violent.

Ex-miss Pacifique, Maria de las Dolores, dont le nom prédestine à tous les chagrins, va très vite éclipser le paysage. Lima, fondée par Pizzare en 1535, a pourtant beaucoup de charme. Les vieilles maisons coloniales, les jardins que rafraîchissent des bassins, les innombrables patios et les bougainvillées géants qui couvrent les palissades d'une toison enflammée, ne le font pas rêver. Ils le laissent même indifférent. Malgré les efforts de son guide, Jean Supervielle, attaché culturel à l'ambassade de France et fils du poète, pour lui révéler l'histoire et les beautés de la ville, il ne s'intéresse qu'à Maria. Il expédie ses conférences, au nez et à la barbe de ses invités étonnés de voir repartir si vite le Grand Ecrivain au bras de son interprète. Celle-ci, avec le plus envoûtant des sourires, lui a avoué qu'elle traduit librement ses phrases, y rajoute des ornements sinon des fanfreluches, car elle se pique de littérature. Elle trouve le conférencier un peu trop sobre pour le goût latin ! Maurois, sourcilleux à l'égard de la langue, au lieu de s'en irriter comme il l'aurait fait en toute autre circonstance, s'en amuse - preuve qu'il est « complètement pris » (l'expression viendra de sa femme, plus tard...). Cet homme sérieux, des moins frivoles, même s'il a toujours eu un faible pour les jolis corps de femmes, en vient à perdre sa légendaire prudence. Lui, si respectueux des usages, le voilà qui se moque du qu'en dira-t-on. Il annule les invitations à déjeuner, à dîner, et bâcle ses obligations officielles, lui qui en est d'ordinaire si friand. Rognedov a beau protester, il préfère la compagnie de Maria - bientôt rebaptisée Marita - à celle des ministres, des ambassadeurs et des professeurs.

Sa belle companera l'entraîne dans les sombres ruelles, en lui tenant la main. Ils entrent dans des auberges pour y déguster seul à seule le pizco, un alcool explosif qui tournerait la tête de Maurois si ce n'était déjà fait. Elle l'emmène un jour aux arènes pour l'initier aux subtilités sanglantes de la corrida, dont elle est une grande aficionada. Tous ses amis surnomment Maria la Sensualidad, d'après un personnage célèbre d'un drame de Lope de Vega, qu'elle a interprété sur scène. C'est une tragédienne : elle joue dans un théâtre amateur de Lima (l'A. A. A. : l'Asociacion de Artistas Aficionados). Jusqu'ici, après Maria-Luisa, sa fille unique (car la belle interprète est divorcée), Maria n'a eu que deux idoles : Garcia Lorca, le poète assassiné, et Manolete, le torero mort dans l'arène. Son univers, tout à l'opposé de celui de Maurois, c'est l'or et le rouge : le drame et la passion. Elle fume le cigare, danse le flamenco aussi bien que le tango, chante d'une voix rauque. Elle enflamme ses sens.

Il en oublie la France. Il en oublie Simone. Il en oublie même la Littérature... « Andrès », ensorcelé par sa Péruvienne, est éperdument amoureux. Mariquita. Mariquita Linda. Tesoro. Querida... Prodiges de l'amour : en quelques jours, Maurois se met à parler espagnol ! Il lui dira cent fois : « Te quiero muchissimo. » À Lima puis à Bogota, où elle l'accompagne, Marita lui offre vingt jours de bonheur et de jeunesse. C'est peu. Mais, il en a conscience, à son âge c'est beaucoup plus qu'il n'en attendait : « Tu as été tout ce que je rêvais, tout ce que je n'osais plus espérer : la poésie faite femme, la beauté unie à l'esprit, la tendresse, la grâce, la gaieté, la mélancolie. J'aimais ton rire et j'aimais tes larmes ; j'aimais tes transports et j'aimais tes repos ; j'aimais tes folies et j'aimais ta sagesse. Voilà les jours les plus heureux de ma vie. Muchas gracias, Tesoro. »

Passion physique. Transport des sens. Les lettres des amants de Lima, conservées par une famille méticuleuse, témoignent d'étreintes charnelles incandescentes. « Le bonheur, c'était de te regarder, Marita, de te désirer, d'écouter ton rire, d'attendre ton cri, de jouir de tes joies. Le bonheur, c'était toi. »

À Paris, le mirage prend finMais Maurois doit rentrer. Après vingt jours d'extase et un exténuant périple en avion, obsédé par le souvenir de Marita, il retrouve sa femme, son bureau, ses habitudes. Il a d'abord la tentation de rompre la pesante chaîne conjugale : il apprend l'espagnol, consulte les atlas, échafaude des projets de départ pour Lima. Puis, insidieusement, sans même qu'il y prenne garde, à son corps défendant, le confort et les rites de sa vie, que Simone a réglée comme une horloge, vont le ramener à la raison. Peu à peu il va s'éloigner de Maria et renoncer définitivement à son rêve. Son amour, il le canalisera dans un livre, seul moyen pour lui de conjurer la tentation et de dire adieu à cette créature sublime et charnelle, que la distance finit par rendre irréelle. En 1956 (neuf ans plus tard), Les Roses de septembre, dédiées à son épouse Simone - ce qui ne manque pas de sel - mais tout entières nourries de son aventure brûlante « au pays des singes et des perroquets », embaumées comme les chambres des hôtels de Lima, racontent le mirage, l'éclipse de l'amour. Pour le vieil écrivain dont Les Roses de septembre sont le dernier roman - il n'écrira plus ensuite que des ouvrages biographiques ou des essais - , le renoncement aux fièvres et aux tropiques fut des plus douloureux. « Mon coeur et mon corps te cherchent. Je rêve de toi ; je revois mille beautés qui me troublent et me réveillent. Puis, je me retrouve seul », lui écrit-il à son retour. C'est un autre deuil auquel il se prépare, longtemps après la mort tragique de Janine, qui fut la mère de ses trois enfants.

Simone Maurois, qui a vite débusqué toute l'histoire et s'acharne à y mettre fin, nourrit un projet machiavélique : prenant tous les risques, elle invite Maria à Paris pour sceller la rupture avec le rêve. Tout se passe comme Simone l'avait organisé et prévu : Maurois ne reconnaît pas à Paris la femme dont il s'est cru tellement épris. Loin des vertiges de Lima, elle n'est plus à ses yeux désenvoûtés qu'une séductrice banale, une comédienne médiocre, une vulgaire aventurière... Simone a réussi son plan : la désillusion est totale. André ne rendra même pas visite à Maria dans sa chambre du Ritz ! La belle Péruvienne, déçue et humiliée, « flechada » selon ses propres mots (c'est-à-dire blessée, comme transpercée d'une flèche), repartira seule pour Lima... Elle acceptera alors de vendre à Simone, qui les lui réclamait, les cinquante-quatre lettres que lui a écrites Maurois, ainsi que les onze poèmes composés pour elle.

« Je voudrais te voir

Je ne sais que dire.

Tout me semble noir,

Je ne sais que dire.

Je garde un espoir,

Je souffre et désire.

Je voudrais te voir,

Je ne sais que dire. »

« J'ai péché plusieurs fois et mes romans sont nés de mes faiblesses », s'excusera le Grand Écrivain. C'est pourtant Marita, si peu lettrée, si simple dans l'abandon, qui lui a écrit sans fioritures le mot de la fin : « Asi de bello, asi de grande » - C'est beau, c'est grand ainsi.


Dominique Bona est l'auteur d'Il n'y a qu'un amour, biographie consacrée aux trois passions d'André Maurois (Jane-Wanda de Szymkiewicz, Simone de Caillavet et Maria Rivera), Grasset 2003 et Livre de Poche n° 30246.
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