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 Didier van Cauwelert, Hélène et Romain Gary

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LP de Savy
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MessageSujet: Didier van Cauwelert, Hélène et Romain Gary   Didier van Cauwelert, Hélène et Romain Gary Icon_minitimeJeu 17 Aoû 2006 - 22:38

Nice : la baie des cendres par Didier van Cauwelaert

(Le Figaro, 17 août 2006)

Sur la Promenade des Anglais, avec la plus jolie fille de la fac, un jeune étudiant dilettante et le fantôme de Romain Gary...


Ce n'est pas la plus belle plage du monde, cette étendue de galets mornes au pied de l'Opéra de Nice, mais c'est là que l'imaginaire d'une autre m'a fait, à 20 ans, le plus inattendu des cadeaux.

Un jour de décembre où je crawlais seul dans l'eau glacée, je vis Hélène descendre l'escalier de la Promenade des Anglais et marcher vers la mer. Hélène était en lettres modernes à la fac où, en échange des réductions offertes dans les cinémas par ma carte d'étudiant, je faisais de la figuration intermittente. Hélène préparait un mémoire où elle soutenait, au grand désarroi de ses professeurs, que Romain Gary et Émile Ajar étaient une seule et même personne, au motif que « ajar » veut dire « braise » et que « gary » signifie « brûle ». Seule à défendre sur la Côte d'Azur une vérité qui éclaterait deux ans plus tard dans la presse parisienne, elle avait fini par me convaincre sur pièces, en comparant le désespoir, l'humour, les ruptures de ton et les élégances triviales qui alimentaient deux sources à partir de la même nappe ­phréatique.

Il faut dire qu'Hélène était la plus jolie de la fac. Un canon hors de portée. Elle était blonde, lumineuse, très grave, mais ne prenait au sérieux que ce qui la faisait rire. Elle ressemblait à Monica Vitti dans L'Avventura, et elle boitait. Quand on s'extasiait sur son physique, elle répondait : « Je suis un canon avec une roue voilée. » La polio lui avait laissé ce qu'elle appelait avec une dérision magnanime « un souvenir d'enfance ».


J'étais fou amoureux d'Hélène qui, des genoux à la tête, était bien trop belle pour moi. Le jour où j'avais tenté de l'embrasser, elle m'avait répliqué, dans un élan de simplicité brutale, qu'elle ne voulait pas de ma pitié. J'avais pris cela pour un réflexe d'orgueil, mais c'était peut-être une façon délicate de me faire comprendre que je ne lui plaisais pas. En revanche, elle aimait bien partager avec moi celui qu'elle appelait « l'auteur de sa vie ». Je m'étais résigné et, pour pénétrer tout de même un peu de son intimité, je dévorais les romans de Gary et les oeuvres signées Ajar, qui en étaient pour elle le « versant non exposé ». Quand une femme aimée se refuse, il arrive qu'elle vous offre ainsi, en cadeau de consolation, un présent qui ne vous quittera plus. Le suicide de Gary, huit jours plus tôt, nous avait laissé orphelins. Doublement orphelins. Ce jour-là, elle avançait résolument vers moi, boitant bas sur la plage, mais un oeil étranger aurait pu accuser les galets qui roulaient sous ses pieds. Je nageai vers le rivage. Elle tenait ce qui finit par m'apparaître comme un pot de Nesquick. Elle défit sa robe de laine. En culotte et soutien-gorge parme, je la vis entrer dans l'eau sans un frisson, comme si nous étions au mois d'août. Elle ouvrit devant moi son pot de Nesquick, et me dit le plus naturellement du monde : « Émile Ajar ».


Mon imagination s'emballa aussitôt. Avait-on incinéré Gary, s'était-elle rendue au crématorium, avait-elle réussi à prélever un demi-pot de cendres qu'elle avait baptisé du pseudonyme de son écrivain préféré ? Pouvait-on isoler après la mort ce qui relevait d'Ajar dans l'âme de Gary, ou suffisait-il de le décider arbitrairement ? « J'ai réduit en cendre La Promesse de l'aube et Gros­Câlin, expliqua-t-elle, et je les ai mélangés. » Son Gary favori et son Ajar le plus cher. Elle allait les disperser ensemble ; ainsi, même si elle avait tort, Émile et Romain seraient liés à jamais. J'étais le témoin du mariage posthume.

On vida le pot de Nesquick, saupoudrant les vagues avec le secret du pseudonyme de celui qui, à notre âge, dans les années 1930, nageait ici même trois kilomètres chaque matin, pour détourner son énergie des filles qu'il n'osait pas draguer. Puis, à ma grande surprise, Hélène plaqua son corps ­contre moi et approcha ses lèvres de mon oreille.

- À leur mémoire, chucho­ta-­­t-elle.

Ses doigts descendirent mon slip de bain le long de mes cuisses. J'étais fou de bonheur et consterné d'avance : n'avait-elle lu nulle part que les garçons ont un peu de mal à faire l'amour dans une eau à quinze degrés ? Mais dans la mer, nous étions à égalité : elle ne boitait pas. C'est moi qui risquais de faire moins envie que pitié. ­Durant l'angine qu'on partagea à distance, les jours suivants, on se promit de revenir ici en pèlerinage à chaque anniversaire de notre incinération littéraire - toutefois j'obtins que ledit anniversaire, pour des raisons climatiques, soit avancé d'un semestre. Notre premier mercredi des Cendres tomberait au mois de juin.
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