Propos insignifiants
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 Les séries d'été du Monde

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LP de Savy
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MessageSujet: Les séries d'été du Monde   Les séries d'été du Monde Icon_minitimeVen 8 Juil 2005 - 15:50

Les séries d'été du Monde commencent bien, avec un récit de Marie Desplechin sur la chute de Phnom Penh.

Il y avait toutes ces fois où ça n'avait pas marché. D'abord, Kennedy était mort. J'avais pourtant fait requête, et à qui de droit, pour qu'on lui sauve la mise. A l'annonce des coups de feu (sur RTL), j'avais filé de la maison, je m'étais précipitée à l'église, et agenouillée dans la fraîcheur, j'avais intercédé. Comme l'avait remarqué ma mère, ahurie par tant de ferveur, "c'est très gentil". C'était très gentil, et ça ne servait à rien. Je n'avais pas l'oreille de Dieu, et l'Amérique, c'est loin. Quelques années plus tard, il s'est avéré que je n'avais pas non plus l'oreille des dirigeants fascistes. Dans une indifférence absolue à mes protestations, les bourreaux du général Franco garrottaient Puig Antich. Ce n'était pas faute d'avoir peint des affiches à longueur de journée, ni de les avoir collées sur les portes des salles de classe, au lycée. Rien n'y avait fait. Puig était mort, atrocement mort, et tout ce que j'avais gagné là-dedans, c'était de faire pleurer ma copine Laurence Lefèvre qui aimait les Beatles et se moquait bien de la politique. "Ils ont tué Puig", elle essuyait ses larmes de droite devant la porte du lycée. A force, elle s'était attachée. Elle n'était pas la seule. Il fallut des jours aux agents de service pour décoller la Perfax qui s'était incrustée dans les rainures du bois. Mon implication dans les affaires de ce monde, commencée de longue date et jamais découragée, n'aboutissait à rien de bon, elle n'aboutissait à rien. Jusqu'au 17 avril 1975.

Le 17 avril 1975, j'ai très exactement 16 ans, 3 mois et 10 jours et je fais partie des Heureux du monde. J'habite l'Europe du plan Marshall, je suis née dans une famille petite-bourgeoise, j'appartiens à la première génération ­ - aussi loin que remonte la mémoire familiale, et même avant ­ - à n'avoir connu ni la guerre ni la faim. Les "trente glorieuses" viennent de prendre fin, mais nous n'en sommes pas encore avertis. Mon père n'a encore jamais connu le chômage, les parents forment encore des projets pour leurs enfants. Je suis une adolescente enthousiaste et presque grasse. Mes résultats scolaires sont encourageants, mais j'aurais du mal à situer avec précision le Cambodge sur une carte. Nous n'avons jamais étudié le Sud-Est asiatique en géographie. Et je ne parle pas de l'Histoire. Nous étudions l'Histoire de France exclusivement, l'Histoire de France en France, et si la décolonisation vient de faire son entrée dans les manuels, c'est avec une immense discrétion, et pas avant la terminale. Je suis ignare. Mais ce que je sais me suffit : les Américains couvrent le Vietnam de napalm et d'agent orange. Les Américains sont de beaux salauds, à la différence des Russes et des Chinois qui sont des peuples rêveurs et justes, dirigés par des héros, avec fermeté mais avec clairvoyance. Je crois, moi, que le monde sera juste un jour, et que nous y serons tous heureux. Quand je pense à tout ce bonheur et à toute cette justice à venir, je me sens l'âme pleine d'allégresse. Je suis gorgée de calcium, d'hormones et d'endorphines. Et je fais confiance aux camarades internationalistes pour que nous accomplissions ensemble le destin sublime de l'humanité.

Le 17 avril 1975, les Khmers rouges entrent dans Phnom Penh. Les Khmers rouges sont des camarades comme nous les aimons, des amis du peuple chinois, des victimes de l'impérialisme. Et puis, ce sont des cousins, ils ont fait leurs études à Paris. En 1959, Khieu Samphan y a présenté sa thèse sur l'agriculture. Qui refuserait son crédit fraternel à un universitaire français ? Les Khmers rouges entrent dans Phnom Penh, les Américains en sortent, et c'est comme une prière exaucée. Enfin. L'intérêt militant que j'ai pour le monde n'est pas trahi. Il arrive que le monde y réponde.

Le 17 avril, avec quelques amis du comité d'action lycéen, nous nous armons courageusement de peinture et nous nous attaquons aux portes des salles de classe. Tout au long des couloirs, nous barbouillons des slogans qui disent assez notre soutien à la révolution khmère. Nous sommes pleins d'audace, nous risquons gros. Un avertissement. Un blâme. Un conseil de discipline peut-être. Je n'ai gardé aucun souvenir des slogans. J'espère qu'ils n'étaient pas : "Qui proteste est un ennemi, qui s'oppose est un cadavre", "Notre cœur ne nourrit ni sentiments ni esprit de tolérance", "L'Angkar voit tout, l'Angkar a les yeux de l'ananas"... Je l'espère sans trop y croire, je me souviens trop bien de l'excitation que suscitaient ces petites phrases effroyables. Nous étions comme des animaux grisés. Nous qui vivions comme des castors, nous en appelions à la fureur et au sang répandu, comme des hyènes, comme des requins, comme des varans. Nous qui dormions chaque soir dans nos lits, nous rêvions douillettement de Robespierre, parce qu'il était inflexible.

Nous achevons donc notre œuvre internationaliste sur les portes du lycée aux heures où l'Angkar rassemble les habitants de Phnom Penh en longues colonnes qu'elle chasse vers les campagnes. Khieu Samphan n'a pas étudié en vain l'agriculture à Paris : revenus à la terre, les citadins feront pousser l'homme nouveau. Tandis que s'éloignent les cohortes de condamnés, comme des Indiens, comme des Arméniens, comme des Juifs, nos jeunes camarades khmers, en émules de la révolution culturelle, organisent le saccage de la ville. Du monde ancien, il ne doit rien rester. Tout est systématiquement détruit, jusqu'aux pièces de tissu ­ - dont on sait le degré de corruption ­ - qui sont lacérées dans les magasins. Là-bas, le cauchemar a commencé. Ici, c'est la fête. Vive la Mort.

Sur le front du lycée Baudelaire, les choses se compliquent. Nous sommes coincés au bout d'un couloir par le surveillant général qui nous enjoint de cesser les dégradations. La riposte est immédiate. Aux menaces, nous répondons par l'assaut : sur les dernières portes qui nous restent, nous le dénonçons pour ce qu'il est. Un nazi.

Avons-nous été sanctionnés ? Il est probable que non. Je suppose que nous nous en sommes tirés avec un sermon, que nous avons écouté en ricanant. Mais je me rappelle le visage de cet homme dont j'ai oublié le nom et qui nous semblait très vieux (peut-être 40 ans). Il répétait sans fin : "Comment pouvez-vous dire que je suis un nazi ? Comment pouvez-vous dire que je suis un nazi ?" Il avait peut-être perdu un père dans la Résistance, ou une famille dans la déportation. Peut-être avait-il vu sa famille souillée par la collaboration. Et peut-être n'avait-il rien perdu du tout, lui, rien de tout cela. Mais il croyait que les mots avaient un sens, tous les mots, les nôtres aussi, il croyait que les mots sont comme des actes dont on est responsable. Il croyait que l'on ne parle pas impunément, pas plus que l'on n'écrit, pas plus que l'on ne hurle, et même avec les loups. D'une certaine façon, nous étions bien pareils, lui et moi. Nous pensions que les mots agissent sur le monde. Mais j'étais, moi, véhémente, mimétique et déterminée comme une petite enrôlée des Hitlerjugend, et lui n'avait rien d'autre à m'opposer que son effarement et sa question. "Comment pouvez-vous dire que je suis un nazi ?"

Le régime rédempteur du Kampuchéa démocratique va durer quatre ans. Je passe mon bac, j'entre à l'université, je quitte Roubaix pour Paris, je vis avec un jeune homme qui est militant trotskiste. Des Khmers rouges et de leur entreprise de refonte de l'espèce, plus de nouvelles. Les Khmers n'intéressent plus. Encagés chez eux, ils ont perdu beaucoup de leur pouvoir de séduction. Les appels au secours arrivent, pourtant, témoignages misérables, dépouillés d'attirail idéologique. Il ne se trouve plus personne sur terre pour les entendre. Ni l'ONU, ni la Ligue des droits de l'homme, ni les journalistes, ni, bien sûr, les camarades. Et puis, le monde a changé. Nous sommes désormais libéraux et égotistes. Nous avons, de notre côté, pas mal de soucis avec l'OMC et l'autofiction.

En quatre ans, le Cambodge a perdu un quart de sa population. Plus de deux millions de personnes torturées, assassinées, affamées, exténuées. On parlait, ce printemps, de l'ouverture d'un procès. Trente ans après. Quand même, il faudrait se dépêcher, avant que les justiciables ne soient tous emportés par l'âge.

Pour ce qui me concerne, je fais toujours partie des Heureux du monde. Personne ne m'a jamais demandé de rendre compte de mes actes le 17 avril 1975, quand j'étais enthousiaste et presque grasse, et que j'avais l'âge d'être garde rouge.

Marie Desplechin

Article paru dans l'édition du 08.07.05
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