Propos insignifiants
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 Option paradis de François Taillandier

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LP de Savy
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MessageSujet: Option paradis de François Taillandier   Option paradis de François Taillandier Icon_minitimeMer 10 Aoû 2005 - 21:58

Un extrait du roman de François Taillandier : Option paradis.
(à paraître le 24 août)

Qu'il était beau mon village...

[10 août 2005] Le Figaro

Jusqu'au début des années 1970, Villefleurs était demeuré un village traditionnel de l'Île-de-France. Le bourg était groupé autour d'une place centrale sur laquelle s'ouvrait l'église, banal édifice du XIXe siècle. À l'autre bout de cette place se dressaient, majestueuses et flanquées de deux petits pavillons, les grilles d'un château construit sous le premier Empire. Deux rues commerçantes, une halle de marché, quelques propriétés bourgeoises, deux exploitations agricoles composaient le reste du tableau.

Lorsque François Rubien était venu s'établir là comme vétérinaire, sa femme et lui avaient fait l'acquisition d'une maison des années trente, pas très belle mais claire et spacieuse, sur un grand jardin agrémenté de quelques arbres. Nicolas, comme ses soeurs, devait garder le plus heureux souvenir de cette maison, du jardin et, un peu plus tard, d'innombrables courses à bicyclette aux environs de Villefleurs, dans ce qui était encore à peu près une campagne coquette et paisible.


En 1973, un de ses lieux de baguenaude favoris, où il retrouvait ses copains – les ruines d'une ancienne minoterie jouxtant un bois, le long d'un ruisseau qu'enjambaient çà et là des ponts de fortune –, fut du jour au lendemain entouré de grillages et de palissades, et en moins d'une semaine ravagé au bulldozer – tout, la minoterie, le bois, les vieux ponts branlants. Il apprit qu'on entreprenait d'édifier là un supermarché destiné au ravitaillement de la ville nouvelle de Créteil, qui ne cessait de croître et prospérer. Des champs voisins avaient été également acquis pour aménager un parking.

Ce fut un choc. Nicolas était à l'âge où l'on apprend à aimer la nature. Et puis c'était de leur domaine que ses copains et lui se voyaient brutalement dépossédés ; ils avaient là disputé des parties de foot, fait sauter des pétards dans les boîtes de conserve ou s'affronter James Bond et le Dr No... Le supermarché sortit de terre et Nicolas, stupéfait, découvrit la laideur de son siècle, brutale, indifférente et violatrice.


À l'entour de Villefleurs, des routes s'élargissaient, des bâtiments nouveaux poussaient, l'ancien bocage cédait la place. En 1977, Nicolas passa le bac et s'en fut à Paris, où il logea dans une chambre de bonne prêtée par une cousine, côté Mazerot. Il n'avait vu que les prémices de la mutation, beaucoup plus profonde, qui devait affecter Villefleurs durant les années suivantes.

En 1981 débuta l'implantation, derrière le château et sur des champs qui lui avaient appartenu, d'une zone pavillonnaire d'environ trois cents parcelles. Le terrain fut «viabilisé», des placettes furent tracées et plantées de baliveaux. On édifia en bordure de la zone un groupe scolaire, maternelle et primaire ; l'ancienne école, qui comportait encore ses deux entrées GARÇONS et FILLES, fut annexée par la mairie pour y installer une partie de ses bureaux. En moins de deux ans, trois cents familles vinrent grossir la population de Villefleurs.

(...)


L'arrivée rapide des trois cents familles sur les trois cents parcelles du lotissement constitua une révolution sociologique. Il y eut désormais deux populations distinctes que l'on pourrait nommer les archéo-Florvilliens et les néo-Florvilliens. (Car les habitants de Villefleurs s'appelaient les Florvilliens ; François Rubien les appelait les fort vilains. Et les fort vilaines.)

Les archéo- Florvilliens étaient les familles du pays, et aussi les habitants les plus âgés, la jeune génération locale étant massivement partie travailler en d'autres lieux. Les néo-Florvilliens furent essentiellement des «cadres», dotés d'enfants en bas âge, qui avaient trouvé là des possibilités immobilières en rapport avec leurs goûts et avec leurs moyens.


Ils grossirent les rangs des parents d'élèves, tribu que les temps précédents ne connaissaient guère ; et ce furent eux que l'on vit trotter, le samedi matin, avec des tenues de sport fraîches et colorées, dans la forêt voisine et ce qu'il y subsistait en fait de sentiers rustiques. Ils peuplèrent également le pays de deux voitures par foyer en moyenne, ce à quoi les contraignaient l'état des transports en commun en Île-de-France et la distribution régionale des «zones d'activités» ; ces voitures encombraient le centre-ville, qui n'était évidemment pas fait pour elles. La réglementation du stationnement fit l'objet de multiples modifications qui n'aboutissaient qu'à de nouveaux inconvénients, ce qui faisait dire à François Rubien qu'on se peignait dans son bonnet.


Il en résulta des mécontentements explicites. Indiscutablement, il y eut et il se maintint une espèce de résistance de la population archéo à la population néo. Résistance sourde, mêlée de mauvaise conscience, puisque l'arrivée des néo avait boosté le commerce, majoritairement aux mains des archéo, et engraissé le budget communal. N'empêche qu'une volonté souterraine de demeurer maîtres chez soi se manifesta par divers symptômes.

C'était en particulier très flagrant à l'occasion des élections municipales.


Plusieurs listes s'affrontaient, correspondant en apparence aux grands courants politiques, mais cela ne pouvait tromper longtemps l'observateur. Les tracts nuitamment jetés dans les boîtes aux lettres étaient d'une teneur tout autre, emplis d'allusions sibyllines, de rappels sournois, de perfidies codées, de méchancetés pour initiés, de pierres discrètes jetées dans des jardins cachés aux regards, de sous-entendus pour bons entendeurs, portant sur des histoires d'apparentements, de népotisme, de clientélisme, d'intérêts privés. Ces choses-là sont rudes ; il faut pour les comprendre être né à Villefleurs, y enfoncer même ses racines à deux générations au moins. Mais justement : les néo-Florvilliens n'y entravaient que pouic, et c'était ainsi une unité plus profonde que manifestait le vieux Villefleurs, traçant une invisible frontière entre ceux qui pouvaient comprendre, et ceux qui ne comprendraient rien. Villefleurs se déchirait, mais se déchirait entre soi, et pour ainsi dire en famille.


Les archéo-Florvilliens savaient-ils que c'était un combat perdu d'avance ? Le développement et le règne de la population néo, non seulement à Villefleurs mais à peu près partout dans le monde, ne sont pas quelque chose à quoi l'on peut s'opposer. La population de type néo existe partout, et partout elle a tous les droits. A l'échelle mondiale, la population néo va où elle veut, quand elle veut, dans des hôtels et des équipements touristiques (à commencer par les monuments et sites naturels) aménagés à son intention, et il n'est pas question d'y trouver à redire. Il lui faut ses piscines, il lui faut sa crème à bronzer. Il lui faut ses karaokés, il lui faut ses pistes de ski. Il lui faut ses boîtes, il lui faut ses avions, il lui faut ses pizzas et ses plages surveillées. A Villefleurs et dans les lieux analogues, la population néo est chez elle parce qu'elle est là, point final.
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MessageSujet: Re: Option paradis de François Taillandier   Option paradis de François Taillandier Icon_minitimeSam 13 Aoû 2005 - 16:38

Sans rapport direct avec Option paradis, un texte du même écrivain :

UNE VILLE, UN ÉCRIVAIN

Harar la métisse

Cité religieuse à l'abri de ses murailles, avec ses 99 mosquées, ses 200 sanctuaires et son église, bruissante de vie entre le grand désert Danakil et les montagnes verdoyantes du Hararge... Découverte.
Par François Taillandier

[06 août 2005] Le Figaro Magazine

Dame Aïcha est allongée dans ses coussins, vêtue de riches étoffes brodées. Son visage ridé semble du bois verni. Les yeux clairs pétillent de vie. En me voyant m'asseoir en tailleur à mon arrivée, elle a murmuré quelque chose à sa fille, et notre jeune interprète a traduit : «Elle voudrait savoir si tu es musulman.» Je réponds que non, que je suis chrétien. Sa fille, une belle femme dans la quarantaine, me demande alors gentiment comment je peux croire que Dieu est trois, et non pas un.


Nous sommes invités, notre guide, le photographe et moi, à fumer le narguilé chez Aïcha, cependant qu'une servante s'active à griller sur un petit brasero le café vert qui nous sera servi tout à l'heure. La maison est l'exemple type de la vieille bâtisse harari des grandes familles : surfaces à différents niveaux couvertes de tapis, faïences et paniers polychromes pendus aux murs. L'accueil de dame Aïcha, tout de curiosité avenante et simple, de courtoisie sans excès, est d'une rare élégance.


Je tire avec délice sur le narguilé qu'elle me tend, et je savoure la fraîcheur de cette maison calme, si curieusement intime au coeur de cette ville bruissante.



Nous sommes en maison musulmane, comme l'est une grande partie de la ville, fief du Croissant dans la très chrétienne Ethiopie, quatrième ville sainte de l'islam, riche de quelque cent mosquées et d'une école coranique. Est-ce pour cela que cette ville fièrement enveloppée dans ses murailles, à plus de 1 800 mètres d'altitude, est demeurée interdite aux Européens jusqu'en 1850, date à laquelle Richard Francis Burton, le traducteur des Mille et Une Nuits, parvint à y entrer ? Trente-sept ans plus tard, le négus Ménélik II appesantit son pouvoir sur cette région du Sud, au-delà de laquelle il n'y a plus, jusqu'à la mer, que la désertique Ogaden. Ménélik fit raser la plus grande mosquée de la ville et édifier à sa place une église. Bonne fille - ou simplement digne, comme Aïcha -, Harar fait depuis lors place aux deux confessions.



Isolée dans ses montagnes, la ville est moins fréquentée par les voyageurs que le reste de l'Ethiopie. Elle fut un carrefour commercial important (peaux, ivoire, café, esclaves), jusqu'au début du XXe siècle, lorsque les Français construisirent le célèbre chemin de fer de Djibouti à Addis-Abeba. Harar, trop haut perchée, fut alors abandonnée au profit de Diré Dawa, en bas dans la vallée. C'est d'ailleurs grâce au chemin de fer que subsiste là une petite francophonie locale, matérialisée par la présence d'une Alliance française.


Ce déclin n'empêche pas Harar de compter aujourd'hui plus de 100 000 habitants sans cesser de ressembler à un gros bourg de montagne. La première vision qui frappe l'arrivant est celle d'un marché à l'africaine, grouillant de couleurs et d'odeurs, peuplé de femmes assises au sol, de chèvres, et de vieilles Peugeot 404 bleu et blanc, qui sont les taxis. Les chèvres et les 404 bleu et blanc constituent l'image de marque de Harar. Il y en a partout. Au-delà, derrière le mur d'enceinte édifié au XVIe siècle, commence la vieille ville.



Un labyrinthe. Pas de plan, pas de fléchage, peu de noms de rues. Mais pour une cinquantaine de birrs (l'équivalent de 5 euros) le promeneur trouve facilement un jeune guide pour l'accompagner parmi des ruelles et des places surpeuplées d'artisans, de boutiquiers, de marchands. Ici l'on vend. On ne fait que ça. Des fruits rouges, des fruits verts, des fruits jaunes, des fagots, des bijoux, des sandales taillées dans de vieux pneus, des épices, des cigarettes, des étoffes, des outils, parmi des bruits de moteurs, des apostrophes, des controverses. Cette ville est un énorme et perpétuel marché. Et parfois, passé l'angle d'une rue, on se trouve soudain dans des parages étonnamment calmes et clos, tout aussi labyrinthiques.


Quoi qu'il arrive, l'étranger ne passe pas inaperçu. «Farandjo ! Farandjo !» Le cri enfantin surgit sur vos pas, et ce joyeux étonnement de gosse, mine de rien, renseigne sur votre présence trois ruelles à la ronde.



Qu'y a-t-il à voir à Harar ? Rien. Voyageur pressé, va jeter un coup d'oeil sur la maison de Rimbaud - qui est bien jolie, mais qui ne fut construite que plus de dix ans après son séjour - et puis demande-toi ce que tu es venu faire ici. Harar, comme dame Aïcha en ses coussins, n'a rien à te donner d'autre que son hospitalité naturelle. Cela admis, promène-toi au hasard. Va voir l'ancienne résidence du ras Makonnen, le père d'Hailé Sélassié, grande baraque à galerie de bois où officie maintenant un vénérable derviche qui soigne la diphtérie, la bronchite, les maladies sexuelles et bien d'autres affections encore. Traînent dans la rue des machines à coudre, de vieilles machines pareilles à celles de nos grands-mères, mais en réalité modernes et de fabrication asiatique. Fais-toi guider jusqu'au tombeau de Cheik Abadir, saint patron de la ville. Enfonce-toi dans les faubourgs verdoyants et pauvres, en bas, où cela sent la paille, l'étable et la sortie d'égouts. Entre en pleine ville dans le moulin, sombre échoppe ; tu ne savais plus (ou pas) combien l'odeur de la farine fraîche est violente, fouettante et crue.



Fais le détour par la mission catholique, où de petits enfants en uniforme jaune et vert récitent des poèmes sous l'oeil vigilant d'une religieuse. Une plaque rappelle la mémoire du père André Jarosseau (1857-1941), un Vendéen qui passa cinquante-huit ans ici, beaucoup plus qu'Henry de Monfreid. Mais moins hâbleur...


Assieds-toi enfin dans un des cafés de la place principale : tout en buvant une Harar Beer fabriquée localement - et très bonne -, tu trouveras bien un vieil homme pour évoquer, à l'aide d'un peu de français ou d'italien, le temps du négus, des armées du Duce ou de l'atroce Mengistu, dont certains séides, pas encore jugés, croupissent dans la prison voisine de la ville (lui, aux dernières nouvelles, se porte bien).


Et la soirée peut commencer en allant saluer les hyènes. Depuis la nuit des temps, Harar a passé un pacte avec les hyènes. Lorsque fut construit le mur d'enceinte, on y laissa des trous, comme des chatières, afin qu'elles entrent nuitamment pour se nourrir et nettoyer la ville. Elles viennent encore en nombre, à la nuit tombée, en certains points des faubourgs, où un homme est chargé de l'offrande : grands lambeaux de viande immangeable qu'on leur tend au bout d'un bâton et qu'elles happent, couardes et voraces.


Et puis, si tu t'ennuies vraiment, il te reste le khat.



Le khat pousse en abondance aux alentours de Harar. Cela ressemble vaguement à un ficus. On coupe les pousses fraîches et on mâche les feuilles. Quand on s'est fait une bonne chique avec cela pendant une heure, on est, paraît-il, dans un état particulier. Partout, à toute heure, des hommes mâchent le khat, assis au pied d'un mur. Cela leur sort de la bouche en débris verdâtres. Cela abîme les dents, les muqueuses, l'estomac. Mais le khat n'est pas seulement une coutume locale. Depuis la baisse des cours du café (le célèbre «moka»), Harar est devenue la capitale du khat. C'est l'or vert. A l'aube, à des kilomètres alentour, les femmes coupent le khat. Cela parvient dès 8 heures (c'est-à-dire, en heure du pays, à 2 heures du jour) à Awodaye, un village tout proche de Harar.


Le marché du khat d'Awodaye est un spectacle hallucinant. Des tonnes de gerbes vertes se négocient dans un tohu-bohu indescriptible. On marche dans le vieux khat flétri de la veille. Les chèvres, encore elles, le broutent sous vos pieds. De là, cela descend sur Diré Dawa (en Peugeot 404) pour être chargé en ballots dans le train de Djibouti. On dit qu'un peu plus loin le train ralentit, et que des cargaisons de contrebande viennent compléter le stock... Il y a aussi un avion plein de khat qui décolle chaque jour à destination du Yémen.



Y a-t-il des gros bonnets, des magnats du khat ? Il est raisonnable de le supposer. D'autant plus que Harar, par-delà son côté déglingué et parfois misérable, est le fief de grandes familles discrètes, mais fort riches, et très au fait du monde moderne. Dame Aïcha semble sortie d'un tableau de Delacroix, c'est entendu : mais ses petits-enfants font des études à McGill ou à Columbia. Harar est tout sauf inculte. Elle fut un centre intellectuel important. On y trouve en vente de vieux manuscrits, rouleaux ou codex, quelquefois magnifiques.


Certains lieux ont une force singulière, au-delà de leur pittoresque : on ne foule pas impunément la colline de Mycènes ou la nef de Compostelle. La vieille Harar possède une énergie de cet ordre. Criarde, sale, puante, mal équipée, négligente à la manière africaine, elle nous porte, ouvert comme une mangue, le souvenir tout vif de ce que durent être les anciens empires, le monde des Mille et Une Nuits. C'est une princesse hautaine et mystérieuse. Et j'ai peut-être eu l'air d'un imbécile incongru, mais, en prenant congé, j'ai mis un genou en terre et effleuré des lèvres la main de dame Aïcha.
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MessageSujet: Re: Option paradis de François Taillandier   Option paradis de François Taillandier Icon_minitimeVen 2 Sep 2005 - 23:23

Après l'extrait, une critique :

La famille à remonter le temps
Option Paradis
de François Taillandier

PAR Dominique Guiou
[01 septembre 2005] Le Figaro


François Taillandier n'a peur de rien. Il a abordé tous les genres : le roman psychologique, la grande fresque sociale, le conte philosophique, le reportage, l'essai littéraire, la fable. Il écrit net, sans faire de manières. Il consacre son énergie, depuis plus de vingt ans, à dénoncer les maux de la modernité. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas tant raconter une histoire, fût-elle d'amour (il l'a même déjà fait, en mettant en scène la vie sentimentale d'une jeune femme de l'époque, dans un de ses plus beaux romans, Anielka) que dire le réel, pour mettre en lumière sa dureté, sa vulgarité ou sa bêtise.


L'intrigue doit être porteuse de sens et permettre à l'écrivain d'enfoncer une nouvelle fois le clou sur lequel il frappe inlassablement. Sa méthode ? Présenter, par le biais de la fiction, des fragments de la réalité contemporaine, puis, dans un deuxième temps, injecter un peu de sociologie et d'analyse politique, avec assez de distance ironique pour que ces pages ne tournent pas à la démonstration. Ainsi, une nouvelle fois, utilisant cette recette éprouvée dans ses précédents romans (Des hommes qui s'éloignent, Le Cas Gentile, pour ne citer que les plus récents), l'écrivain nous prend par la main et, sans avoir l'air d'y toucher, à partir d'une histoire qui paraît toute simple, nous entraîne dans une fresque sociale d'envergure. Du présent au passé, d'un personnage à l'autre, il brosse le tableau grand format d'une famille française. Et ce n'est qu'un début, puisque Option Paradis est le premier volet d'une saga qui en comptera cinq.


Le roman s'ouvre en mai 2001 mais balaie, par maints retours en arrière, les cinquante dernières années, ce demi-siècle qui a suffi à bouleverser les modes de vie, les comportements et la morale. Il s'ordonne autour de deux personnages, Louise et Nicolas, cousins et amants. Ces deux-là se sont donné rendez-vous, pour une escapade amoureuse, dans la maison de famille, aux confins du Sancerrois, où, enfants, ils se retrouvaient pour les grandes vacances. Ce retour aux origines leur donne l'occasion de replonger dans le passé, de faire remonter des souvenirs, d'évoquer les figures marquantes de leur parentèle. C'est aussi pour eux l'heure des premiers bilans. Pourquoi le pays où ils ont grandi n'a-t-il pas su les retenir ? Qu'ont-ils fait de leurs jeunes années ? Comment abordent-ils l'âge mûr ? Et par quels caprices du hasard sont-ils réunis, après tout ce temps écoulé, dans ce bourg endormi où ils ont tant de mal à se repérer, car lui non plus n'a pas été épargné par les années ?


Il n'y a aucune histoire dans Option Paradis. Ou plutôt, il y en a une dizaine, autant que les membres de la famille de Louise et Nicolas, dont les destins sont passés en revue, de manière quasi systématique. Parfois, avouons-le, on se perd un peu, mais l'arbre généalogique, publié en fin de volume, permet de retrouver les liens qui unissent les Maudon et les La Ronzière, les Hardoin et les Rubien... L'écrivain a le don de faire exister ses personnages. Il les scrute, les fait parler, sait donner à chacun d'eux une langue propre. Mais il se garde de les mettre complètement à nu, leur laissant une part d'ombre et de mystère. Son art atteint un sommet lorsqu'il s'agit de pointer leur mal-être, le plus souvent diffus. «Il n'est pas certain qu'on puisse comprendre les êtres ; alors qu'on peut les raconter», fait-il dire à l'un d'entre eux.


Prisonniers de leur époque, dont ils ont du mal à oublier les mots d'ordre et les modèles, la plupart des personnages résistent néanmoins. Cahin-caha. Leurs moyens sont limités, ils ne sont pas organisés. Peut-on faire le poids, tout seul, face au rouleau compresseur de l'uniformisation générale ?


On ne peut qu'être impressionné par l'ambition balzacienne du livre. Le grand Honoré est, ici, doublement à la fête. D'abord, parce que François Taillandier reprend à son compte l'idée, chère à l'auteur de La Comédie humaine, selon laquelle le roman «indique les désastres produits par les changements de moeurs». Ensuite, par le style. L'artiste restitue le réel en ses plus infimes détails. Faut-il rappeler qu'il est l'un des rares écrivains à oser les descriptions ? Un paysage, une rue, un pavillon, un meuble... sont peints avec la même minutie que les sentiments des personnages. A l'heure du zapping généralisé, de la recherche en tous domaines de l'efficacité, y compris dans les arts et les lettres, ces pages «inutiles», dans la mesure où elles ralentissent l'action, sont comme une profession de foi. Le détail permet de témoigner de la réalité d'un moment ou d'un individu, de remonter du particulier au général. Pour penser le réel, il faut l'observer.


Réactionnaire mais pas scandaleux, résistant mais pas terroriste, Taillandier fera moins de bruit que d'autres, en cette rentrée où la recherche de la provocation et de l'épate bourgeois est encore de mise. Raison de plus de tendre l'oreille.
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MessageSujet: Re: Option paradis de François Taillandier   Option paradis de François Taillandier Icon_minitimeVen 10 Mar 2006 - 23:16

Le grand jeu de cette famille

Etienne de Montety

09 mars 2006, Figaro Littéraire

Avec le second tome de «La Grande Intrigue», l'auteur poursuit la radioscopie de la France des Maudon. Une ambitieuse saga à la Balzac.


Dans son avant-propos à La Comédie humaine, Balzac expliquait qu'il avait voulu faire de ses personnages «une grande image du présent». Gageons qu'avec La Grande Intrigue, François Taillandier ne poursuit pas d'autre but : il prend acte d'un état de la société française d'aujourd'hui, se contentant à l'instar de son génial devancier d'en être le «secrétaire», d'enregistrer ses tendances, ses soubresauts, ses modes, ses idées, ses aversions, ses foucades. Il le fait avec scrupule et la lucidité de l'écrivain apte à déceler mieux que ses contemporains les travers qui pèsent et déforment son temps.

Dans le deuxième volume de son roman, Taillandier poursuit sa plongée dans l'histoire et le présent de la famille Maudon et de sa parentèle, les La Ronzière, les Herdoin et les Rubien. Sa manière tient de l'exploration par un enfant d'une maison de famille, ouvrant au hasard des portes donnant sur de somptueux salons et de petits offices, des chambres à coucher lourdes de secrets d'amour ou de souffrance. Au terme de la visite, l'on se retrouve un peu étourdi – désorienté, pour tout dire : on croyait avoir compris et l'on constate qu'il reste encore sur la façade des volets clos cachant des pièces comme autant de mystères à découvrir. Alors que l'auteur annonce encore plusieurs volumes de cette radioscopie de la France des Maudon, à peine peut-on dire que l'on en sait un peu plus sur la vie quotidienne à Vernery-sur-Arre (Yonne) au XXe siècle : la Grande Guerre du patriarche Etienne Maudon, la Résistance en Bourgogne ternie par un étrange suicide à la Libération, le double mariage des soeurs Maudon ont été quelques moments forts de ce village. Ajoutons l'insolite alliance entre Madeleine Maudon et François Rubien, confrontation entre le monde des notables de province (dans la casserole ou le bois) et celui d'artisans parisiens (dans la coiffure) : «le côté de Vernery» et «le côté de Belleville», résume Taillandier, en empruntant la célèbre distinction proustienne.

La réflexion du romancier porte, entre autres, sur les bouleversements survenus dans la France immuable : hier, la soeur de Madeleine Antoinette faisait avec Raymond Herdoin un mariage de raison, espérant en son for que l'amour viendrait. Des générations vérifiaient dans l'ordre conjugal le pari de Pascal : agenouillez-vous et vous finirez par croire. En 2006, les temps ayant changé, Nicolas Rubien demande à sa cousine Louise Herdoin de lui réciter la liste de ses amants et de décrire chacun par le menu. Les aînés étaient-ils plus malheureux que le sont leurs cadets aujourd'hui ? La sagesse des nations assure que les gens heureux n'ont pas d'histoires. Avec Taillandier, on découvre que nos contemporains ont un «telling». Comment traduire au plus près ce terme de la novlangue dont s'amuse sous cape l'auteur ? Histoire personnelle, vécu, fêlure intime apte à attirer sur soi la compassion de ses contemporains ? Dis-moi quel est ton telling...

L'entreprise romanesque de Taillandier pour être largement expérimentale n'en est pas moins magistrale. Ce monde sans limite, en passe d'abolir l'espace sinon le temps, comment le traduire autrement que par un récit éclaté, relié à ses diverses parties par des liens qui relèvent de l'hypertexte, pour emprunter au vocabulaire Internet, et non plus par la logique ou la chronologie. Hier, Taillandier eût déroulé une généalogie, aujourd'hui, il gambade, s'offre des détours dans l'histoire, la théologie, l'ethnologie, la psychanalyse. Est-ce un hasard ? Le héros principal de ce volume, Nicolas Rubien, est architecte, et plutôt que d'une oeuvre classique formée de quelques perspectives, nous sommes en présence d'un édifice ambitieux, plein de galeries et d'escaliers donnant sans cesse sur de nouveaux volumes. Même le style de Telling ne tient pas en place, tantôt narratif, s'attachant à décrire et à expliquer, tantôt folâtrant, poétique ou digressif sous la plume d'un écrivain ayant été gagné par les libertés du Roman inachevé d'Aragon, qui doit bien être le seul maître que se reconnaisse Taillandier (il faudrait aussi citer l'Anatole France d'Histoire contemporaine, tant certains portraits empruntent à l'Orme du mail ou à Monsieur Bergeret). Ambitieux et doué – on devrait dire intrigant –, François Taillandier écrit à la lumière d'une vérité éternelle : l'essentiel tient à la vie qu'un romancier insuffle à ses personnages.
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