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 Brooklyn follies de Paul Auster

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MessageSujet: Brooklyn follies de Paul Auster   Brooklyn follies de Paul Auster Icon_minitimeMer 17 Aoû 2005 - 19:46

Paul Auster : «Brooklyn follies»

[01 août 2005] Le Figaro

Je cherchais un endroit tranquille où mourir. Quelqu’un me conseilla Brooklyn et, dès le lendemain matin, je m’y rendis de Westchester afin de reconnaître le terrain. Il y avait cinquante-six ans que je n’étais pas revenu là et je ne me souvenais de rien. Je n’avais que trois ans lorsque mes parents avaient quitté la ville, et pourtant je m’aperçus que je retournais d’instinct au quartier que nous avions habité, à la manière d’un chien blessé qui se traîne vers le lieu de sa naissance. Un agent immobilier du coin me fit visiter six ou sept appartements dans des maisons de pierre brune et à la fin de l’après-midi j’avais loué un trois-pièces avec jardin dans First Street, non loin de Prospect Park. J’ignorais tout de mes voisins et ça m’était bien égal. Tous travaillaient de neuf à dix-sept heures, aucun n’avait d’enfant et l’immeuble serait donc relativement silencieux. Plus qu’à tout autre chose, c’était à cela que j’aspirais. Une fin silencieuse à ma vie triste et ridicule.

La maison de Bronxville avait déjà trouvé preneur et, dès la signature de l’acte définitif, à la fin du mois, l’argent ne représenterait plus un problème. Nous avions l’intention, mon ex-femme et moi, de nous partager le produit de la vente et quatre cent mille dollars en banque subviendraient largement à mes besoins jusqu’à mon dernier souffle.

Au début, je ne savais à quoi m’occuper. J’avais passé trente et un ans à faire la navette entre les faubourgs et les bureaux de la Mid-Atlantic Accident and Life, à Manhattan, et, à présent que je n’avais plus de boulot, les heures du jour étaient trop nombreuses. Une semaine environ après mon installation, ma fille mariée, Rachel, vint du New Jersey me rendre visite. Elle me dit que j’avais besoin de m’engager dans quelque chose, qu’il fallait que je m’invente un projet. Rachel n’est pas une sotte. Elle est docteur en biochimie de l’université de Chicago et travaille comme chercheur pour une grosse société pharmaceutique des environs de Princeton mais, en digne fille de sa mère, rare est le jour où elle s’exprime autrement que par des platitudes - ces expressions usées et ces idées de seconde main qui remplissent les décharges de la sagesse contemporaine.

Je lui expliquai que je serais vraisemblablement mort avant que l’année soit écoulée et que, des projets, je n’en avais rien à branler. Pendant un instant, Rachel parut sur le point de pleurer, et puis elle ravala ses larmes pour me traiter d’égoïste et de brute. Pas étonnant que « Mom » ait fini par divorcer, ajouta-t-elle, pas étonnant qu’elle n’ait pas pu en encaisser davantage. Être marié à un homme tel que moi devait être une torture continuelle, un enfer quotidien. Un enfer quotidien. Hélas, pauvre Rachel - elle n’y peut rien. Ma fille unique habite cette terre depuis vingt-neuf ans et pas une seule fois elle n’a pondu une observation originale, quelque chose qui fût absolument et irréductiblement à elle.

Oui, je suppose que j’ai par moments un côté odieux. Mais pas tout le temps - ni par principe. Dans mes bons jours, je suis aussi aimable et cordial que n’importe qui. On ne peut pas réussir comme je l’ai fait dans la vente d’assurance-vie en s’aliénant la clientèle, en tout cas pas pendant trente longues années. Il faut manifester de la sympathie. Il faut être capable d’écouter. Il faut savoir comment charmer. Toutes ces qualités, je les possède, et d’autres encore. Je ne nierai pas que j’ai eu aussi mes mauvais jours, mais chacun sait quels dangers sommeillent derrière les portes closes de la vie de famille. Cela peut empoisonner tous les intéressés, surtout si vous vous apercevez que, dès le départ, vous n’étiez pas fait pour le mariage. J’ai adoré faire l’amour avec Edith et puis, au bout de quatre ou cinq ans, la passion est arrivée en bout de course et dès lors je suis devenu un mari plutôt imparfait. A ce que raconte Rachel, je ne valais pas grand-chose non plus au registre parental. Je ne voudrais pas contredire ses souvenirs mais la vérité, c’est que je les aimais toutes les deux à ma façon et que si je me suis parfois retrouvé entre les bras d’autres femmes, je n’ai jamais pris aucune de ces aventures au sérieux. Ce n’est pas moi qui ai pensé au divorce. Malgré tout, j’avais l’intention de rester avec Edith jusqu’à la fin. C’est elle qui a voulu me quitter et, compte tenu du nombre de mes péchés et transgressions depuis des années, je n’aurais pas vraiment pu le lui reprocher. Pendant trente-trois années, nous avons vécu sous le même toit et, venu le moment où nous sommes partis chacun de notre côté, notre couple ne correspondait pratiquement plus à rien.

Quand j’avais lancé à Rachel que mes jours étaient comptés, ce n’était qu’une réplique énervée à ses conseils indiscrets, une rafale de pure hyperbole. Mon cancer du poumon était en rémission et, selon ce que m’avait dit le cancérologue après mes derniers examens, un optimisme prudent paraissait justifié. Cela ne signifiait pas, toutefois, que je m’y fiais. Me savoir atteint d’un cancer avait été un tel choc que je ne croyais toujours pas à la possibilité d’y survivre. Je m’étais donné pour mort et après avoir été débarrassé de la tumeur et être passé par ces épreuves débilitantes que sont la radio et la chimiothérapie, après avoir subi les longues attaques de nausées et de vertiges, la perte de mes cheveux, la perte de ma volonté, la perte de mon emploi et la perte de ma femme, j’imaginais mal comment continuer. D’où Brooklyn. D’où mon retour inconscient au lieu des débuts de mon histoire. J’avais presque soixante ans et j’ignorais combien de temps il me restait.

Peut-être vingt ans encore ; peut-être quelques mois seulement. Quel que fût le pronostic médical concernant mon état, l’essentiel consistait à ne rien prendre pour acquis. Du moment que je restais vivant, il me fallait trouver le moyen de me remettre à vivre mais, même si je n’en avais plus pour longtemps, je devais faire davantage que me contenter d’attendre la fin. Comme à l’ordinaire, ma scientifique de fille avait eu raison, même si je m’étais montré trop entêté pour en convenir. Il fallait que je m’active. Il fallait que je me bouge le train et que je fasse quelque chose.

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