Propos insignifiants
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 Peter Sloterdijk

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LP de Savy
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MessageSujet: Peter Sloterdijk   Peter Sloterdijk Icon_minitimeVen 7 Oct 2005 - 8:32

Un philosophe capital

Ainsi parlait Sloterdijk

Le premier volume de «Sphères» de Peter Sloterdijk paraît en France. Une occasion de le découvrir enfin autrement que sous l’angle sulfureux de ses «Règles pour le parc humain»


Un philosophe vivant est généralement un fonctionnaire du concept. Ou un bas-bleu alignant de vaines phrases sur la différence des sexes, ou un escroc qui – faiblesse, égarement? – accepte de se laisser bombarder tel par son éditeur indélicat. Pour nous autres, qui connaissons ce malheur de vivre en 2002, c’est comme ça du moins. Au dos du premier volume de «Sphères» de Peter Sloterdijk ne figure pas la mention «philosophe». Ce qui en soi est bon signe. Et amusant aussi, puisque ce gros livre éblouissant répondant au nom bizarroïde de «Bulles» n’est rien de moins que la meilleure chose qui soit arrivée à la philosophie européenne depuis des décennies.
Haussements d’épaules, preuves longues et pénibles à fournir, etc.: écrire ce genre d’énormité expose à toutes sortes d’embarras. D’autant qu’en France, où personne n’a lu le sulfureux professeur de Karlsruhe, beaucoup ne se privent pas d’avoir un avis sur lui. Le sanglant lynchage médiatique de l’automne 1999 aura durablement brouillé son image. Personne ne pense encore sérieusement que ses «Règles pour le parc humain» étaient un dangereux évangile eugéniste, une sorte de «programme Zarathoustra», ainsi que «Der Spiegel» avait notamment pu l’écrire alors. Mais une image trouble de prophète du posthumain colle encore à la peau de ce nietzschéen de gauche. Et l’on imagine aussi, sans trop savoir pourquoi, que son ironie et son style, jugé impressionniste, ne sauraient peser très lourd à l’heure de la postérité face aux panzers conceptuels de son ennemi intime Habermas ou à la déconstruction derridienne.
Il va cependant falloir oublier tout ça, car «Sphères» est là désormais. Impossible de résumer en quelques lignes une bombe philosophique mobilisant le mythe et la pensée heideggerienne, les concepts psychanalytiques et la science de l’évolution pour offrir la plus ambitieuse et la plus originale description phénoménologique de l’être-au-monde jamais tentée depuis «Etre et Temps». Depuis le lieu primitif qu’est le cocon utérin, depuis la voûte céleste sphérique des Anciens, jusqu’à ces «utérus fantastiques pour masses infantilisées» qu’on appelle les empires ou les Etats-nations, en passant par cette précaire bulle isolante qu’est l’amour, Sloterdijk y déploie une genèse intégrale de l’hominisation de l’homme. Le tout à partir du simple concept spatial de «sphère». S’il ne s’agissait que d’une prouesse formelle, il s’agirait déjà d’un très grand livre. Mais il s’agit de bien autre chose encore.
Ce que cherche à faire Sloterdijk, ce n’est rien de moins que d’inventer à terme la philosophie nouvelle qui permettra enfin de comprendre et de dire le caractère inouï et monstrueux du temps qui est le nôtre. Le temps de l’artificialisation croissante de toutes les dimensions de l’existence, corps compris. Le temps des socialisations impuissantes et d’une désinhibition sans précédent de la bestialité. Le temps du «fascisme d’amusement», où les images télévisuelles sont devenues plus réelles que ceux qui les observent. Le temps des développements techniques si rapides qu’ils ne suscitent plus d’acclimatations, mais nous rendent le monde toujours plus étranger. Le temps de ces «mille déserts vides et froids» de la modernité prophétisés par Nietzsche et qui sont devenus notre présent.
Etre moderne, c’est vivre comme un «noyau sans écorce». Vivre épluché de toutes les sphères protectrices qui rendaient jusque-là le monde habitable, et tenter toujours et encore d’en reconstruire d’autres néanmoins, qu’elles se nomment Etat providence, marché mondial ou sphère médiatique. Tournant résolument le dos à la moraline humaniste pour comité d’éthique qui forme l’essentiel de la philosophie aujourd’hui, Sloterdijk est le seul à proposer une pensée véritablement en rapport avec ces mutations. Le seul à proposer notamment une pensée de la technique qui ne soit ni une condamnation sans appel à la Heidegger ou à la Adorno, ni un acquiescement extatique d’apôtre des biotechnologies. Le seul surtout à le faire avec une telle ampleur de vue, une telle virtuosité et une telle énergie spéculative.
Avec la traduction de ce premier volume de «Sphères» – le second, intitulé «Globes», déjà paru en Allemagne et annoncé chez nous en 2004 –, va-t-il conquérir enfin en France la place qui lui revient? Rien n’est moins sûr, tant dans l’Hexagone la pensée semble vitrifiée dans les querelles des années 30 et les catégories mentales des années 70. Mais au fond, ce n’est pas si grave. Comme tous les vrais philosophes, ce que fait Sloterdijk c’est parler à des gens qui ne sont pas encore nés, avec des armes conceptuelles qui n’appartiennent qu’à lui, du temps sauvage qui est le sien. Une fois encore, nous devrons donc nous y faire: la philosophie est un maître venu d’Allemagne. AUDE LANCELIN

«Sphères», tome I «Bulles», par Peter Sloterdijk, Pauvert, 690 p., 27 euros. Du même auteur: «la Compétition des bonnes nouvelles. Nietzsche évangéliste», Mille et Une Nuits, 106 p., 8,99 euros. Et un essai consacré à son œuvre: «Humain, inhumain, trop humain», par Yves Michaud, Climats, 120 p., 10 euros.

Agé de 54 ans, Peter Sloterdijk est titulaire de la chaire de philosophie et d’esthétique à l’école des Beaux-Arts de Karlsruhe
(Allemagne). Il est notamment l’auteur de «Critique de la raison cynique» et de «la Mobilisation infinie» (chez Christian Bourgois).

4 avril 2002 Le Nouvel Observateur
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LP de Savy
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MessageSujet: Re: Peter Sloterdijk   Peter Sloterdijk Icon_minitimeVen 7 Oct 2005 - 8:33

Peter Sloterdijk : «L'âme ne s'oppose plus aux machines»
Pour le philosophe allemand, la biologie et la médecine contemporaines bouleversent notre idée de l'homme

Propos recueillis par Alexis Lacroix
[07 août 2002]

LE FIGARO. – Les progrès foudroyants des biotechnologies ne font-ils pas franchir un seuil à la conquête de la nature?
Peter SLOTERDIJK. – Oui et non. Oui, parce que les nouvelles applications de la biologie permettent aux hommes d'agir sur leur vie même, en repoussant, à terme indéfiniment, l'horizon de la mort. Non, parce qu'aussi loin qu'on remonte, les hommes ont toujours aspiré à reculer les limites de la finitude, à triompher de cette fatalité inaugurale: l'être-mortel. Bref, ils ont tenté de s'isoler des processus naturels, pour augmenter leurs chances de survie. C'est pour cela qu'ils ont créé des «bulles».

Pourtant il y a une nouveauté: le lieu que l'homme investit pour contredire la nature, ce n'est plus le monde ou la cité, c'est lui-même...
Depuis que nous «habitons» moins le monde, nous avons réinvesti notre corps. Dans les Ecumes, je développe cette intuition qui parcourt les travaux de Michel Foucault, notamment la Volonté de savoir, le troisième tome de son Histoire de la sexualité. Lorsque le cosmos (la suprasphère métaphysique) qui organise le séjour des hommes sur la Terre a cessé d'apparaître sous les traits d'une immense bulle de savon, lorsque les hommes ont eu le sentiment que ce cosmos n'avait plus rien à leur dire, bref, quand ils se sont persuadés que l'univers n'est qu'un silence infini d'espaces désolés, ils n'ont plus vraiment eu d'yeux pour lui.

Et ils se sont regardés eux-mêmes?
Ou, plus exactement, ils ont commencé à regarder en eux-mêmes. Alors, ils ont découvert en eux mêmes une étrangeté, d'autant plus inquiétante qu'elle reste pour toujours leur – en l'occurrence, c'est une propriété qui a pour nom le système immunitaire.

En quoi cette découverte modifie-t-elle le sentiment des hommes d'appartenir au monde?
Une nouvelle gnose apparaît, ou plutôt ce qu'on peut appeler un demi-acosmisme. L'acosmisme, dans la tradition chrétienne, est cette hérésie par l'effet de laquelle les hommes ne se sentent plus partie prenante du cosmos, mais seulement d'un monde supérieur. Pour leur «eux», le monde n'est pas une maison habitable, mais une prison. L'existence n'est pas un don divin mais un exil. Dans cette semi-gnose moderne, les hommes veulent recréer au sein d'un monde étranger une cellule de propriété privée. Pour atteindre ce but, il est nécessaire de contrôler la structure profonde de la nature, de la rendre visible, et les entrailles du corps se mettent à exprimer tout ce que la nature comporte de caché, tout ce qui en elle est opaque et voilé: la «latence» de la nature.

L'obsession de la vie, à laquelle vous consacrez une bonne partie du troisième tome de Sphères (2), n'est-elle pas risquée? N'incite-t-elle pas nos sociétés à acclamer toute avancée biotechnologique, sans exercer sa capacité de jugement ou de discernement?
Là encore, méfions-nous du catastrophisme. Le moindre généticien ou biologiste qui vous ouvre la porte de son labo ne «cadre» pas du tout avec l'image terrifiante d'apprenti sorcier qu'on veut lui accoler. A mille lieux des mutants démiurgiques sous les traits desquels la société du spectacle aime à se les représenter, ces scientifiques vous expliquent que, en fait, ce dont ils sont techniquement capables ne représente quasiment rien! Ainsi, le grand bond en avant annoncé des biotechnologies est sans doute beaucoup plus modeste qu'on l'affirme en termes techniques, alors qu'en termes philosophiques il est infiniment plus décisif qu'on l'imagine.

Que voulez-vous dire?
Que la nature – la physis – est pleine de choses cachées, dissimulées à notre compréhension. Pour parler en termes heideggeriens, la nature est un immense domaine de latence. Aussi loin qu'on remonte dans leur expérience du monde, les hommes ont su que ce «stock» résistait à leurs pouvoirs, qu'il était soustrait à leur maîtrise. La modernité s'est mise à poursuivre le projet d'une publication totale de la nature. Or, c'est une des ironies de la technique: plus elle «traque» la nature pour la faire sortir de son opacité, plus elle bute sur des énigmes et fait surgir une nouvelle forme de fatalité.

Parlant de cette «seconde fatalité», vous ne faites aucune part à l'émotion...
Grâce à l'hyperanxiété frivole du dispositif médiatique, il n'est plus possible de penser le moindre problème sans affolement. On réussit un sujet quand on fait monter l'adrénaline collective. Face à des technologies du vivant diabolisées, à une biurgie satanisée, un vieux rêve gnostique reprend du service, celui d'une recréation de l'homme par sa propre toute-puissance, et les médias, sous couvert d'en souligner les dangers, sont les premiers à s'en délecter.

Vous caricaturez!
Pas du tout. L'esthétique de l'effroi et le journalisme d'épouvante se frottent les mains quand le gynécologue fantasque Severino Antinori annonce la naissance d'un bébé issu d'un embryon obtenu par clonage et transféré in utero. Un bébé qui, donc, serait le jumeau de son père!

Selon vous, il existerait un parallélisme entre l'usage médiatique du terrorisme et la façon de traiter des sujets biotechnologiques?
Ces deux réalités obéissent au même régime médiologique. Dans le fascisme d'amusement qui caractérise notre modernité tardive, le clonage des cellules souches et les attentats kamikazes relèvent tous les deux de la catégorie du «gothic» (2). Le «gothic» imprègne jusqu'aux étages les plus élevés de notre culture. Même la philosophie, pour peu qu'elle soit critique, est aujourd'hui une Schauerphilosophie – une philosophie d'épouvante. La panique «biotechnophobique» est la forme postmoderne du culte du sublime, une façon pour les hommes de communier autour de ce qui déplaît universellement sans concept. Par la grâce du génie génétique tel qu'il est expliqué dans les médias d'épouvante, nous vivons à l'heure des communautés horrifiées. La rumination des catastrophes possibles est le socialisme esthétique d'un monde désagrégé, l'ultime ciment qui le fait «tenir». L'usage politique du sublime effrayant produit la synthèse sociale.

Ce qui est gênant, dans votre approche des biotechnologies, c'est que vous semblez presque indifférent aux effets pervers de la conservation de soi...
De plus en plus, un second monde, prothétique, vient s'ajouter au corps: biomatériaux mécaniques ou électroniques, organes transplantés naturels ou artificiels, moyens de locomotion, stimulateurs cardiaques ou nerveux, pacemakers... Dans beaucoup de cas, l'organe aux défaillances duquel ces prothèses sont censées suppléer cesse de pouvoir être délimité. Parce qu'elles lui ressemblent à s'y méprendre, nombre de ces prothèses se confondent avec l'organe qu'elles dépannent. En faisant passer une partie de plus en plus grande de notre corps naturel vers le corps d'expansion technique, nous abaissons la frontière entre le corps et les corps étrangers. Ainsi, comment serait-il possible de continuer à définir le Moi par son opposition à la matière et aux mécaniques, alors que la matière mécanique – sous la forme de prothèses – est présente dans le Moi – l'organe –, sans être pour autant identifiée comme extérieur?

La médecine régénératrice réfute donc l'humanisme...
Elle prouve que l'opposition classique bivalente de l'âme et des machines repose sur une description erronée de la réalité. La réalité est plurivalente d'un point de vue ontologique. La médecine régénératrice est en train d'infiltrer certaines prothèses dans la police interne du système immunologique de l'organe. Or, ce qui a toujours caractérisé un système immunitaire – du moins le croyait-on jusqu'ici –, c'est justement sa capacité de désigner comme «envahisseurs» tous les corps étrangers.

Le système immunitaire «mute»?
En tout cas, on redécouvre que le système immunitaire, dont la fonction même est de prémunir un organisme contre l'extérieur, est aussi sa partie la plus exposée et la plus informée par l'extérieur. Le bon système immunologique n'est-il pas celui qui intègre l'extérieur dans l'intérieur, qui l'assimile?

Les biotechnologies ne font-elles pas également tomber cette autre frontière fondatrice de la reproduction – celle de l'homme et de sa progéniture? La répétition et la duplication n'y supplantent-elles pas la transmission?
Au travers de cet eugénisme privatisé, l'égoïsme des individus se donne libre cours. Tout se passe comme si la pensée moderne était beaucoup plus tributaire de la duplication et de la copie que de l'aventure d'une création par le mélange. Il semble que l'un des principes de la première modernité – le «sérialisme» – fait son retour au sein de la deuxième modernité – celle des biotechnologies?

Justement. Cela ne mène-t-il pas au postulat d'un clonage reproductif qui remplacerait la naissance? N'est-ce pas le dernier verrou de la condition humaine – le caractère imprévisible de la naissance – qui saute?
Sincèrement, en aucun cas. Bien que les distinctions habituelles à l'humanisme et les grands partages identitaires entrent en crise, les êtres humains continuent d'entretenir, au travers de la reproduction, un rapport ouvert à l'avenir. La création d'un clone humain continuerait d'être une loterie génétique, et les parents n'auraient aucune garantie que leur progéniture sera parfaite. Comme le prouve l'existence des jumeaux homozygotes, la vie même d'une copie reste toujours ouverte à la déception et à la surprise.

Vous ne semblez pas très alerté par «notre absence de savoir et notre demi-connaissance en toutes choses», par cette progression somnambulique, non encadrée, de l'innovation technoscientifique (3)...
Non, ce dont je me méfie, c'est la façon dont le souci de soi soutenu médicalement est systématiquement diabolisé par un discours dont le ressort secret est la nostalgie d'une raison classique, omnipotente et non encore victime des effets indésirables de son action. Ce discours n'est même plus en phase avec la «nouvelle donne» de la philosophie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L'«encadrement» dont vous déplorez l'absence m'évoque la figure du «pasteur» telle que Platon la formalise dans son dialogue Le Politique. Or la recherche biotechnologique se passe de pasteur. La domestication de l'homme devient l'affaire de tous et de personne. Il n'y a plus, comme dans l'utopie platonicienne, une classe d'«éleveurs». N'en déplaise à ceux qui regrettent sa disparition, le pasteur a été entraîné, depuis cinquante ans, dans la chute du «supersujet». A l'instar du supersujet maître de ses pensées et de ses actions, et donc potentiellement capable de tout contrôler, le pasteur s'est avéré être un pur fantôme. Bien plus que les scénarios catastrophes ruminés par la société du spectacle, les démocraties modernes doivent s'interroger sur leur capacité d'accorder un droit de cité à ces visiteurs inquiétants que constituent les nouvelles biotechnologies.

(1) La Domestication de l'être, Mille et Une Nuits.
(2) Gothic: (ici) horrible; gothic film: film d'horreur.
(3)Règles pour le parc humain, Mille et Une Nuits.
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MessageSujet: Re: Peter Sloterdijk   Peter Sloterdijk Icon_minitimeVen 7 Oct 2005 - 8:35

La domestication de l'Etre, Peter Sloterdijk

"Nous sommes sur un plan où il y a principalement de la technique"

Peter Sloterdijk pense la manipulation génétique comme un ébranlement "nucléaire" semblable à Hiroshima, qui remet en cause la totalité de l'Être, découvert dans sa fragilité. La technique est bien le destin de l'humanité mais, contrairement à la thèse de Heidegger pour qui elle est "oubli de l'Être", ici elle est "domestication de l'Être", origine de l'homme se produisant lui-même à l'abri de la nature, monstre contre-nature avant le langage même et pour qui l'Être peut surgir dans la mise en question de son existence..
A l'origine, Peter Sloterdijk met la technique de la pierre, l'émergence d'une vérité technique et l'ouverture au possible d'un devenir, d'un monde qu'on puisse habiter, ouverture à la "clairière de l'Être" c'est-à-dire à la liberté. C'est déjà une esthétisation, une distance avec la nature qui prépare une habitation protégée de la nature. Dans cet abri, qu'il appelle couveuse, utérus externe, serre ou parc humain autogène, se produit la domestication qui est dès l'origine décadence produisant des monstres qui survivent (parfois) dans la "couveuse" alors qu'ils auraient été éliminés "dans la nature". La nudité notamment n'est pas viable hors une habitation qu'on transporte avec ses habits. Le foyer comme couveuse favorise surtout la prématuration indispensable au développement du cerveau. La décadence provoquée par le luxe de l'habitat protecteur est une infantilisation (néoténie).

Cette prématuration produite par la domestication est à la fois régression des formes et projection dans l'avenir comme inachevé, condition de l'expérience, du souci et du risque qui nous constituent comme être-au-monde mais surtout elle implique l'apprentissage. Cette éducation constitue le véritable habitat mais consiste en ce que le nouveau soit intégré, acquis comme habitude, formant une histoire toujours remise en cause, en progrès, à laquelle le Mythe met une limite. Pourtant notre destin est ontologiquement l'inachevé, le non-dévoilé, l'ignorance qui augmente chaque jour. "La pensée n'est que l'éclaircissement de la clairière".

Cette ontologie qui refuse la séparation de l'humanité et de la technique croit retrouver cette négation de la séparation sujet-objet dans le concept d'information qui s'inscrit dans la matière et auquel se réduiraient aussi les gènes de la vie. Ce concept d'information serait la fin de l'opposition dominant/dominé et même de la violence de la sélection au profit de la coopération, d'une écologie définie comme homéotechnique (autogène) échappant à l'évolution naturelle (par la manipulation des gènes). Cette pacification n'ira pas sans catastrophes à cause de la résistance du féodalisme, c'est-à-dire des rapports de domination patriarcale, résistance des anciens privilèges de la violence à la généralisation d'une coopération informationnelle.

Jean Zin

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Le concept directeur de la cybernétique, l'information, est assez englobant pour un jour soumettre jusqu'aux sciences historiennes de l'esprit à la prétention cybernétique. Ce qui est en passe de réussir d'autant plus facilement que la relation de l'homme d'aujourd'hui à la tradition historique se transforme à vue d'oeil en un simple besoin d'information. Mais tant que l'homme s'entendra encore lui-même comme un être historique libre, il se refusera, il est vrai, à abandonner la détermination de l'homme au mode de penser cybernétique. D'abord, la cybernétique concède elle-même qu'elle tombe là sur des questions difficiles. Elle tient toutefois ces questions pour fondamentalement résolubles et considère l'homme comme constituant encore, mais provisoirement, un "facteur de perturbation" dans le calcul cybernétique.

Heidegger, L'affaire de la pensée

Heidegger distingue l’outil de l’organe inséparable d’une aptitude, aptitude elle-même pulsionnelle et déterminant une dimension de l’espace, l’organe résultant d’une spécialisation, canalisation d’une aptitude originelle de l’organisme. (Les concepts fondamentaux de la Métaphysique : Monde, Solitude, Ennui.)

http://perso.wanadoo.fr/marxiens/philo/sloterdi.htm
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MessageSujet: Re: Peter Sloterdijk   Peter Sloterdijk Icon_minitimeDim 9 Oct 2005 - 23:48

Note de lecture sur Peter Sloterdijk " Règles pour le parc humain", Mille et une nuits, et Peter Sloterdijk " La domestication de l’Être", Mille et une nuits.

par P.Coutant

Ce philosophe allemand a été présenté comme scandaleux lors d’une polémique récente avec Habermas. Il lui a été reproché, entre autres, l’emploi du terme « dressage » dans la conférence qui est publiée dans le premier texte. Dans une note du premier livre, il est dit que Sloterdijk a été apprécié par Foucault lors de la publication de son premier ouvrage (que je n’ai pas encore lu). La suite expliquera pourquoi.
Je crois qu’il ne faut pas rater cet auteur. Il me semble excellent, encore une fois, sans le placer sur un pied d’estal et en ayant une lecture critique et proliférante, en le liant à d’autres démarches. D’ailleurs, lui-même propose de développer une « dissidence créatrice ». Il a une façon de s’exprimer assez philosophique, et il part de Heidegger, qui n’est pas un auteur très facile d’accès.
Peter Sloterdijk pose la question de l’humanité et il demande : comment devient-on humain ? Il constate que notre histoire en tant qu’espèce est un effort permanent pour inhiber la part animale qui est en nous. « Celui qui s’interroge aujourd’hui sur l’avenir de l’humanité et les médias de l’humanisation veut savoir au fond s’il existe un espoir de juguler les tendances actuelles qu’a l’être humain à retourner à l’état sauvage ». Cette domestication de l’être humain est obtenue par la culture, elle est la culture présente tout au long de l’élevage du petit d’homme. C’est elle qui opère notre « dressage » physique et mental, de bête violente et brutale elle nous transforme en être civilisé ou tente de le faire et de fait elle n’y arrive pas toujours. Il parle d’inhibition pour la culture classique et de désinhibition pour les courants de pensée, les idéologies qui favorisent la violence, comme l’a fait le nazisme. Il essaie de comprendre comment nous nous domestiquons nous-mêmes, parce que nous sommes nos propres dresseurs-euses. Il s'agit d'une auto-domestiquation selon Sloterdijk. Pour rester humains, nous devons nous produire comme humain et c’est nous-mêmes qui devons faire cela. Cette opération est recommencée à chaque génération et pour chaque enfant. Il s’agit bien d’une entreprise biopolitique, bio-culturelle au niveau de notre espèce. La discipline en question concerne autant le corps que l’âme. Il insiste sur la position assise, qui est requise pour devenir cultivé-e.
Il constate que nous sommes à une époque charnière. Les nazis ont inventé la mort industrielle, la techno-science a expérimenté les bombes nucléaires à Hiroshima et Nagasaki après avoir permis la destruction de Dresde par les bombardements massifs de bombes « classiques ». La visée d’émancipation est devenue barbarie avec le stalinisme, la technoscience contemporaine est en train d’inventer la vie industrielle avec le clonage. L’autre aspect de notre développement qui bouleverse les acquis de la modernité, selon son approche, c’est la diffusion massive de la culture multimédia. Cette culture multimédia est basée sur le son et l’image, les émotions, l’intuition, sur la rapidité, l’immédiateté, la réactivité, l’appréhension globalisante. Cette culture est en train de disqualifier la culture écrite, et peut-être même de la détruire. Pour acquérir un peu de culture écrite, il faut du temps, s’astreindre à lire, se plonger dans les textes, les décortiquer, intégrer les thèses, s’exercer à refaire les argumentations, les analyses, comprendre les nuances, les emprunts, les continuités et les discontinuités, entrer en communication intellectuelle avec des auteur-es mort-es depuis longtemps. Il faut beaucoup de temps avant de voir les résultats de tout ce travail. L’importance grandissante de la culture multimédia est un phénomène d’autant plus dangereux, qu’il arrive et se constitue de l’intérieur même de la culture.
Il pense donc que les humains sont ou seront forcé-es de se faire une opinion sur la manière de réguler la tenue que nous nous imposons à nous-mêmes. Cette question n’est valide que si on admet que les humains se maintiennent humains par eux-mêmes.
Ceci est abordé dans le premier petit livre qui est une reprise de la question de la « Lettre sur l’humanisme » écrite par Heidegger. Dans le second opuscule, il reprend l’histoire de l’hominisation pour essayer de comprendre si Heidegger a raison ou tort sur le plan philosophique. Il en arrive à la conclusion que la liaison principale de l’évolution de notre espèce n’est pas celle entre « Être et temps » (titre du livre de Heidegger), mais entre Être et espace, intuition à laquelle était arrivée Heidegger lui-même avec la notion de « clairière ». Nous humains, nous serions sortis du règne animal en construisant une sorte de bulle, de sphère mentale autour de nous, à la fois au niveau individuel et au niveau des petits groupes d’hominiens. Il y a plusieurs aspects à ce phénomène. Le premier concerne les maisons. Les humains construisent des maisons, un habitat où naissent et sont élevés, protégés les enfants humains. Ce type d’habitat est une rupture par rapport aux autres animaux. La maison permet la protection des petits d’humains et un développement mental, culturel. La maison devient, entre autres, le lieu des affects partagés. En second lieu, il insiste sur la position debout, sur la verticalité, c’est elle qui crée le passage du museau au visage. Cette position debout permet la vue au loin et rend possible de nouvelles activités, notamment dans l’acquisition de nourriture et dans le domaine amoureux. La position debout est donc liée à l’anticipation pour la chasse et change la façon de vivre l’amour, l’érotisation évolue avec le face à face. Un autre point important est celui de la technique, qui est au début est celle du coup et du jet, puis de la découpe. La découpe qui sera la base de la création de nouveaux outils : les célèbres bifaces. L’outil principal est la pierre. La technique du jet accentue l’effet d’anticipation mentale, surtout avec l’utilisation de lanières placées sur des morceaux du bois style javelots, qui permettent de lancer les projectiles beaucoup plus loin et avec une plus grande force. Ceci a permis de chasser des animaux beaucoup plus puissants que nous, comme le sont les mammouths de cette époque et tous les autres grands mammifères style aurochs. Pour se développer la puissance humaine a besoin de protéines, pour nourrir ses petits il faut pouvoir prévoir et organiser l’approvisionnement.
Tout cela est favorisé par la néoténie, c’est le mot employé pour qualifier le fait que les enfants humains ne naissent pas tout à fait « fini-es ». Il parle de « l’immaturité animale chronique de l’être humain ». Une grande partie de notre processus de maturité se fait à l’extérieur du ventre maternel et au sein de la communauté humaine. L’élevage humain a un rôle important dans le développement du cerveau. Ce qui au départ est une fragilité extrême devient un avantage considérable par la suite, puisque la maturation peut alors comporter la transmission de la culture. Sloterdijk nomme cela « la couveuse symbolique ». Il considère que le langage est un résultat de tous ces processus. Ceci explique bien pourquoi les humains sont passés d’une évolution biologique à une évolution bio-culturelle.
Cette façon de voir l’hominisation lui permet de revenir sur notre vie contemporaine, où nous côtoyons régulièrement l’apocalypse. Selon son analyse, nous n’en sommes pas responsables ni coupables. Cette affirmation se discute à mon avis, elle est effectivement valable pour ce qui concerne beaucoup d’humains de « base ». Par contre, un certain nombre d’humains ont, de mon point de vue, une responsabilité dans le développement et la reproduction du système de domination actuel, soit parce qu’ils décident de l’assumer ou parce qu’ils restent passifs et en profitent sans trop s’inquiéter. Sloterdijk note donc que le monstrueux fait partie de notre vie maintenant. On le constate souvent ces temps ci. Il est exact que la culture humaine, dans sa variante idéologique, essaie de nous faire vivre ce coté monstrueux de notre monde, de nous le faire accepter tout en ayant une identité raisonnable. Il me semble que ça ne fonctionne pas trop bien en ce moment, puisque aucune raison ne peut plus justifier l’organisation de la domination, si ce n’est avec le rapport de force qui s’appuie sur le relativisme et l’individualisme. Je pense que c’est là une des raisons qui explique pourquoi l’idée libertaire rencontre à nouveau le destin de l’espèce humaine. La conscience de la crise du sens devient un phénomène assez répandu, me semble-t-il.
Son étude de l’évolution humaine se poursuit par l’étude des moyens mis en oeuvre par les humains pour perdurer comme espèce. Il note que notre façon de vivre est capable de transposer les acquis antérieurs dans les situations nouvelles. Pour cela nous utilisons le mythe et les habitudes. Le mythe est ici compris comme un moyen de penser le monde et de l’explorer. Cette analyse correspond bien aux descriptions de Levi Strauss, qui observe que le mythe véhicule une logique, une structure organisée, une vision du monde et pas seulement un récit sur l’origine comme le dit la philosophie classique. Le mythe permet également de donner une cohésion aux groupes humains : « La fonction du mythe est de fonder l’unité du groupe humain où il se développe : les membres de ce groupe croient à une vérité exposée par le mythe et ils ont foi en sa vertu. Le mythe appartient tout à la fois à chaque individu et à une importante communauté à laquelle il sert de ciment, de véhicule de communication » ( ). De plus, la démarche de Sloterdijk est conforme à l’approche de Dumézil, qui constate que le mythe indo-européen contient une structuration sociale tripartite : les intellos, dont les prêtres et les pédagogues, les guerriers et les producteurs. Peter Sloterdijk pense que ces deux éléments, mythes et habitudes, nous ont permis de survivre et ce même après les catastrophes importantes qui ont jalonné notre histoire.
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MessageSujet: Re: Peter Sloterdijk   Peter Sloterdijk Icon_minitimeDim 9 Oct 2005 - 23:50

Il estime que nous avons un problème avec notre métaphysique ancienne, avec l’ontologie que nous lègue notre passé mental et notre logique classique. L’ontologie de la métaphysique est monovalente : être ou ne pas être. La logique est elle basée sur la bivalence : vrai ou faux, en cas de déduction le troisième tiers doit être conforme aux propositions précédentes, elle ne connaît en fait que deux états : la bivalence. Il affirme que notre grammaire culturelle a atteint ses limites. Pour penser nos situations, nous avons besoin d’une logique où la multivalence, la plurivalence, l’ambivalence (c’est le fait que l’on puisse avoir au moins deux qualifications en même temps pour un élément, constat que la psychanalyse a déjà mis en évidence depuis le début du siècle). Notre logique devrait pourvoir rendre compte d’états intermédiaires, de l’aspect composite de beaucoup de phénomènes, de la multiplicité présente partout en nous et dans le monde (les plis de Deleuze, par exemple). C’est en admettant qu’il y a de l’information dans les choses et en nous, à commencer par notre code génétique, qu’il refuse les anciennes oppositions binaires : esprit / matière, objectif / subjectif, nature / culture, individu / société. En essayant d’intégrer la notion de système, d’information, de cultures, de mémoires, de complexité, il en arrive à dire que nous allons passer, ou que nous sommes en train de passer de l’ère métaphysique à l’ère post-métaphysique ou à une ère postmétaphysique. Il pense que cela permet d’aborder la multiplicité comme l’a pensé Deleuze, il le dit explicitement. Les oppositions énoncées ci-dessus ne permettent de voir la nature et les humains comme des choses, des objets à dominer, il en tire la conclusion que cela induit la structure : maîtres / valets. Il estime, à ce sujet, que nous devons sortir de la position hystérique, qui a toujours besoin d’un maître pour s’opposer à lui, quitte à en construire un quand il n’y en a plus. Ce constat peut être relié à l’observation de nos pratiques politiques, où, souvent, il faut absolument avoir un ennemi clairement identifié pour exister. Ce constat a conduit Malgré Tout à réfléchir sur la vision réactive du militantisme « anti » quelque chose ou « anti-tout » qui est assez fréquente en milieu libertaire. La notion de « situation », proposée par ce courant, permet de sortir de cette impasse, où c’est l’ennemi qui a le rôle déterminant. Peter Sloterdijk propose donc d’accepter la complexité, les systèmes et le constat « il y a de l’information » pour penser notre temps, nos situations, notre espace ou nos espaces. Il souhaite que se développe une dissidence créatrice, qui s’appuie sur la coopération plutôt que sur la concurrence et la guerre qui fonctionne majoritairement aujourd’hui.
Pour lui, s’il y a l’humain il y a technique. Il envisage un autre usage de la technique et un autre développement des nos activités techniques. Il pense, en se référant à Spinoza, que nous ne devons pas forcer les choses, ce qui le place dans un autre champ que celui du productivisme actuel. Il propose la notion « d’homéotechnie » face à ce qu’il nomme « l’hétérotechnie », héritée de la domination. Une technique qui correspond à une imitation de ce que nous faisons au niveau mental, d’où l’emploi de la racine « homéo » que nous trouvons notamment dans la notion d’homéopathie. C’est effectivement la tendance prise par l’informatique, par les recherches sur l’intelligence artificielle et par les développements des puces intégrées dans de plus en plus de nos appareils, dans un grand nombre de nos machines. Il pense que nous allons vers une accélération de l’intelligence. De façon plus exacte peut-être qu’il faudrait dire que nous « devons » ou devrions développer une accélération de l’intelligence, parce qu’aujourd’hui la tendance générale ne me paraît pas aller vraiment dans le sens de l’intelligence, elle va plutôt dans le sens de la fuite en avant assez absurde et destructrice. Sloterdijk arrive à cette conclusion parce que l’intelligence dans les choses est une donnée banale aujourd’hui et qu’elle sera de plus en plus présente dans les techniques à venir. Il se démarque ainsi d’une approche anti-technique issue, entre autres, de la pensée de Heidegger ou du romantisme. Il replace ce débat dans le combat pour devenir ou rester humain.
Il n’oublie pas les dangers de notre situation contemporaine, mais comme il se situe dans une posture qui examine la longue durée, il pense que nous pouvons aller dans un sens plus favorable à l’humanité. La période post-métaphysique, qui est commencée selon lui, serait alors une chance à saisir pour développer des possibles nouveaux et un nouvel humanisme, humanisme qui n’existe pas encore à son avis, l’ancien humanisme hérité de la modernité étant en grande difficulté.
Il a des développements étonnants et intéressants sur la décadence et le raffinement. Il constate que dans notre histoire c’est lorsque la menace du danger lié à la nature que la prolifération créatrice se déploie. Il énonce que c’est la décadence qui produit les résultats les plus puissants et raffinés, mais il note que souvent cela est empêché ou recouvert par la culture guerrière, la brutalité virile. Peut-être est-il possible de recevoir ce message comme un écho à la lutte contre le machisme ambiant, machisme encore fortement présent dans notre vie militante. D’autre part, la décadence est ici valorisée quant à ses possibilités de production culturelle, vis à vis de l’invention créatrice qu’elle permet.
Sa démarche repose la question de la définition de l’humain. Il s’appuie sur Nietzsche pour nous expliquer, encore une fois, que le sur-humain développé par cet auteur est une pensée de l’humain à venir, un humain serait contre la morale ancienne, contre la bassesse, la vulgarité, le ressentiment, la médiocrité, contre la morale des faibles si présentes en notre monde et qu’il s’agit d’une visée pour l’humanité qui tente de passer par le haut. Son approche reprend les grands thèmes de l’histoire des idées en philosophie, mais il les ordonne d’une nouvelle façon, d’une manière originale, qui effectivement ouvre de nouveaux possibles. Il parle bien de la résistance que ces nouvelles façons de vivre et de penser vont rencontrer, il est peut-être un peu optimiste sur ce point, parce qu’il n’aborde pas vraiment la question de la domination sur le plan strictement politique. Mais il est assez encourageant de rencontrer un philosophe qui s’appuie sur les notions de complexité et de multiplicité pour penser l’information présente dans notre vie et dans notre rapport au monde. Pour lui, la métaphysique est disqualifiée, « out off » pourrait-on dire, c’est le résultat de la pensée de Nietzsche et de Heidegger, mais aussi de notre suspicion légitime vis à vis des résultats monstrueux du progrès lié à la modernité. Courageusement il s’attaque à l’ontologie et à la logique, qui permettent la manipulation mentale et la production pratique des constituants de notre monde et de nous-mêmes. Il ne reprend pas l’idée d’une essence de l’homme, mais l’idée de l’humanité comme une conquête, une finalité, enfin c’est ainsi que j’ai compris sa démarche. Sa pensée peut se lire comme la suite de la critique de la métaphysique classique, celle-ci servant de justification philosophique à la brutalité guerrière et à la virilité agressive. Ceci pourrait nous placer directement dans la lignée de la critique du phallocentrisme ou du phallogocentrisme (il s’agit de la pensée de l'homme mâle blanc de l’occident : « phallus » pour le mâle, « logos » pour la pensée et la logique). Nous rencontrons la notion de « biopolitique », la politique qui prend toute la vie chère à Michel Foucault, la notion de « multiplicité » développée par Gilles Deleuze. La notion de « dressage » est bien présente, parce qu’il s’agit de l’élevage et du formatage physique et mental des enfants humains ; certes le mot est cru, mais il correspond bien à ce que nous vivons. Ce dressage est celui qui nous installe dans l’humanité, on peut retrouver ici la notion développée par Pierre Legendre sur l’institution humaine et le rôle de la loi, de la violence symbolique dans l’apprentissage du désir. La notion de « couveuse symbolique » me semble une bonne nomination pour décrire ce processus. « En vérité, l’expression « anthropotechnique » désigne un théorème philosophique et anthropologique de base selon lequel l’homme lui-même est fondamentalement un produit et ne peut donc être compris que si l’on se penche, dans un esprit analytique, sur son mode de production. » On côtoie aussi Spinoza, puisqu’il s’agit bien d’une pensée de la puissance. Il utilise également de façon originale les apports de l’éthologie. L’éthologie est l’étude des comportements des animaux, et plus particulièrement les comportements sociaux, affectifs et cognitifs. Sloterdijk souhaite que nous nous occupions des conséquences de notre vie, de notre ouverture au monde. À sa façon, sa philosophie est une théorie de la responsabilité, mais il s’agit d’une responsabilité basée sur des convictions fortes puisqu’il condamne le relativisme, qui énonce que tout se vaut ou qu’il n’y a pas nécessité de trancher, qu’il n’y a pas urgence à se positionner pour l’avenir de l’humanité, que tout peut continuer ainsi et que finalement tout ce qui apparaît est bon. Il ne rejette pas les apports des sciences humaines, au contraire il les intègre dans ses développements. Cette façon de procéder qui le distingue d’une grande partie de la philosophie française, qui refuse absolument toutes ces approches, qui les craint tellement qu’elle fait tout pour les éloigner au maximum de la transmission universitaire de la philosophie. De plus, il opère un décentrement, il passe du rapport entre « Être et temps » à celui entre « Être et espace ». Eduardo Colombo a effectué exactement la même opération à propos de l’utopie. Eduardo Colombo propose ainsi une notre vision de l’utopie plus féconde, si on accepte de se placer dans l’espace. L’utopie est alors comme la ligne d’horizon, elle se déplace au fur et à mesure qu’on avance. La lutte pour que l’utopie se réalise s’inscrit alors dans une perspective, qui n’est jamais terminée. Sloterdijk se situe dans la même optique. Tout cela fait que, à mon avis, nous pouvons nous approprier assez facilement ces textes sans perdre notre esprit critique.
Évidemment le débat est ouvert, Sloterdijk ne se dit pas libertaire, il ne mentionne pas ce champ de pensée, mais il cite ouvertement les orientations radicales et en littérature et en philosophie : Nietzsche, Sartre, Lukacs, entre autres. Il se réfère explicitement aux « expressionnistes de 1920 et aux existentialistes de 1945 qui observent avec un mépris sans pareil cette « cette littérature des situations moyennes » dans laquelle se manifeste la nature de l’existence bourgeoise. Ce mépris va aussi aux formes d’expression du libéralisme, de l’équilibre progressiste et de l’irrésolution, qui ont promis à leurs consommateurs un monde dans lequel l’absolu demeurait suspendu et dans lequel on ne serait jamais forcé de trancher entre le bien et le mal. » Il se situe clairement dans la filiation des ruptures avec l’esprit de conciliation, dans lequel baigne la culture bourgeoise. Il refuse la philosophie postmoderne, parce que c’est la nouvelle parure de la pensée bourgeoise de ce temps, tout en voyant bien que nous sommes dans une nouvelle époque, qui exige « une pensée des grandes circonstances ».
Donc, de mon point de vue, c’est une grande bouffée d’air en philosophie, un souffle revigorant dans le champ de la théorie générale. Je pense qu’il s’agit d’une perspective très intéressante dans la compréhension de nos difficultés actuelles et une ouverture pour l’avenir. Je pense que le travail de Peter Sloterdijk contribue au développement de la critique du capitalisme. Ceci peut nous fournir des outils conceptuels pour notre lutte, ceci explique aussi pourquoi une note de lecture sur des livres de philosophie trouve sa place dans une revue libertaire.

Philippe Coutant, Nantes le 16 Juin 2001


Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Mille et une nuits, Paris, Janvier 2000, 64 pages, 10 F.
Peter Sloterdijk, La domestication de l’Être, Mille et une nuits, Paris, Septembre 2000, 112 pages, 10 F.

http://1libertaire.free.fr/sloterdijk.html
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MessageSujet: Re: Peter Sloterdijk   Peter Sloterdijk Icon_minitimeDim 9 Oct 2005 - 23:54

L’hyperpolitique selon Peter Sloterdijk


Peter Sloterdijk fonde sa réflexion politique sur trois axes majeurs qui en conditionnent le déploiement.



Le premier est le caractère problématique de l’unité humaine, de l’humanité comme co-existence des humains. Nous faisons comme s’il s’agissait d’un fait bien établi, d’une commune appartenance évidente, alors que toute l’histoire témoigne du contraire. Ainsi, nos identités sont en général conçues comme des divisions de cette unité et la plupart des problèmes humains viennent de l’homme lui-même. La politique est d’ailleurs née de cela : faire vivre ensemble et en paix des êtres qui n’y semblent pas spécialement prédestinés. Tel est le “ paradoxe politique de l’espèce ” (p. 12) : “ Nous formons une communauté avec ceux avec qui nous n’avons rien de commun ”. Ou encore : “ Plus nous accumulons les expériences avec ceux avec qui nous formons une communauté, plus il est évident que nous n’avons rien en commun ”. En cela, “ les sociétés sont des sociétés aussi longtemps qu’elles parviennent à s’imaginer qu’elles sont des sociétés ” (p. 13). L’histoire des sociétés est donc l’histoire des réponses provisoires à un vieux problème jamais résolu.



Le deuxième axe, découlant directement du premier, est la nécessité pour la philosophie d’un questionnement plus vaste sur l’origine et le destin de l’homme. Il s’agit notamment de réfuter, et en fin de compte de liquider, l’“ endoctrinement ” des doctrines métaphysiques et philosophiques nées à l’âge des premières grandes civilisations, selon lesquelles l’homme serait apparu d’un seul coup en son essence actuelle distincte des autres animalités. “ On ne pourra jamais assez répéter, souligne Sloterdijk, à quel point cet endoctrinement est faux dans ses prémisses mêmes, et combien ses effets sont néfastes. Cette fixation sur les grandes civilisations est le proton pseudos, le mensonge fondateur et l’erreur capitale, non seulement de l’histoire et des humanités, mais aussi des sciences politiques et de la psychologie. Elle détruit, du moins en dernier instance, l’unité de l’évolution humaine et déconnecte la conscience contemporaine de la chaîne des innombrables générations humaines qui ont élaboré nos ‘potentiels’ génétiques et culturels. Elle occulte l’événement fondateur qui est antérieur à toutes les grandes civilisations et dont tous les événements dits historiques ne sont que des ramifications tardives […] : l’anthropogenèse ” (pp. 16-17).



Le troisième fondement de la pensée de Sloterdijk est la qualification déterminante de l’homme comme être inachevé à la naissance. Contrairement aux autres animaux, le nouveau-né humain a besoin de très longues années de développement pour achever sa construction, biologiquement retardée. Ce phénomène est appelé “ néoténie ”, c’est-à-dire persistance tardive de traits juvéniles. L’homme est ainsi fait qu’il doit apprendre à devenir homme, construire son cerveau qui continue de croître jusqu’à l’adolescence, se protéger de la “ Vieille Nature ” pour gagner la liberté d’épanouir et de parfaire ses potentialités. L’anthropogenèse n’est donc pas seulement l’évolution biologique de l’espèce humaine, elle est aussi l’histoire de la construction de l’homme par lui-même, c’est-à-dire par son environnement humain et technique. Cet établissement d’un milieu à la fois protecteur et éducateur, Sloterdijk le nomme “ insularisation ” : depuis deux ou trois millions d’années, les hommes doivent ainsi bâtir des “ îlots ” d’hominisation et des “ sphères ” de potentialisation, projections figurées (parfois fantasmées) de l’utérus maternel.



Paléopolitique de la horde


Pendant la majeure partie de son histoire, l’homme a vécu en hordes de chasseurs-cueilleurs. “ La loi de la horde est la répétition de la horde en son propre sein […] les hordes sont des groupes d’humains couvant les humains et transmettant à leurs descendants, sur des périodes gigantesques, des qualités toujours plus vigoureuses et ouvertes au risque ” (p. 20).



Entre Lucy et Mozart, il aura ainsi fallu une longue libération et éducation de la main, dont l’essentiel se fit au sein de cette “ couveuse ” archaïque. Sloterdijk perçoit l’avènement de la horde humaine comme “ l’éclosion d’une contre-nature au sein même de la nature ” - approche fausse de notre point de vue (cf. Darwin au pays de la Forêt Noire, dans ce dossier), sans que cette réserve soit ici significative.



L’homme aiguise et découvre alors des caractéristiques que nous retrouverons tout au long de son histoire, jusqu’à nos jours. L’émotionnalité, l’empathie, le besoin du groupe en fusion, l’environnement sonore formant une bulle “ psycho-accoustique ” où se distingue l’intérieur de l’extérieur, bien avant la première maison, la reconnaissance de la “ langue maternelle ” comme familiarité apaisante. “ C’est dans la paléopolitique que s’inscrit la plus ancienne grammaire de l’appartenance ” (p. 25) : on y distingue déjà jeune et vieux, hommes et femmes, vivants et morts, présents et à-naître, familiers et étrangers. L’insularisation du premier âge est un “ art du possible à petite échelle - art de se maintenir petit pour le bien le plus grand, la vie ‘animée’ ” (p. 28).







Politique de la cité et de l’empire


La politique classique - celle d’Aristote et Platon - naît d’un changement d’échelle, le passage de la horde à la tribu, puis de la tribu à la cité et à l’empire. Se pose alors la question : “ comment un groupe peut-il connaître une expansion, parfois très forte, sans faillir à son devoir qui est de transmettre ce qui est grand aux générations suivantes ? ” (p. 28). Ce nouvel art du possible à grande échelle résulte de l’avènement de l’ère agraire, c’est-à-dire de la sédentarisation et de la domestication, de l’agriculture et de l’élevage, cette modification des conditions matérielles entraînant une première expansion démographique de l’homme.

L’ère agraire est celle de la “ civilisation ” - Egyptiens, Perses, Grecs, Romains, Chinois… -, soit une forme nouvelle de l’insularisation. Il existe désormais le “ Grand Monde ”, l’expérience de la multiplicité des peuples, des histoires complexes et des géographies dilatées. Apparaissent aussi les premières grandes sociétés, dont le pouvoir se trouve dans l’obligation de fonder sa légitimité sur l’ontologie (dieu), afin de clore la question invraisemblable de l’appartenance commune d’une telle multitude. Le motif politique fondamental de la cité et de l’empire est celui de l’ “ appartenance dans le Grand ”, soit la possibilité, pour quelques hommes formés au sein de cette civilisation, de continuer à incarner et à transmettre ce qu’il y a de plus élevé en l’homme. Le “ Grand ”, c’est l’action et la réflexion sur les formes inédites de cette nouvelle insularisation : grande politique, grande métaphysique, grande philosophie, grande musique… Pour la politique, il s’agit de former des “ athlètes d’Etat ”, des “ générations d’excellence ” dont la fonction sera de servir et d’illustrer le pouvoir, remplaçant ainsi le symbole fusionnel et chaud de la Mère qui dominait la horde.



L’avènement de la cité et de l’empire signifie aussi la division de la société en classes : la liberté de quelques-uns à s’occuper du Grand (les “ mégalopathes ”) se paye de la nécessité pour le plus grand nombre de servir à ce nouveau dessein de l’anthropogenèse, de fournir l’effort nécessaire à la construction d’une “ île ” ou d’une “ sphère ” élargie en quantité et orientée vers des qualités nouvelles. Autre innovation : l’éducation, “ théorie du dressage aristocratique dans la Cité ”, que les auteurs antiques, notamment Platon, présentent métaphoriquement comme l’équivalent de la domestication des troupeaux et de la sélection des meilleures têtes. Ainsi, “ durant sa période classique, la politique est inséparable d’une double production humaine : d’un côté, on produit des champions faits main pour ainsi dire et hautement individualisés grâce à l’ ‘éducation’ […] ; d’un autre côté, on génère des masses d’individus manipulables à merci et destinés aux travaux grossiers ” (p. 50).



Si la première insularisation fut séparation de la nature, la deuxième est sécession de l’homme : les êtres se rapprochent certes les uns des autres dans des polities d’une taille inédite, mais ces sphères souveraines se distinguent entre elles par des codes identitaires, de même qu’elles séparent en leur sein les quelques élus de la multitude.





Hyperpolitique du temps présent


La troisième période de la politique s’est ouverte progressivement au cours des deux derniers siècles et apparaît nettement depuis quelques décennies. Les anciens “ hommes politiques ”, héritiers tardifs des “ athlètes d’Etat ”, tombent peu à peu en disgrâce, car on pressent confusément leur totale inadaptation à la nouvelle insularisation en voie d’émergence. Ces petits politiciens ne sont certes plus de “ grands hommes ”, mais le problème réside au-delà, dans la définition de ce qu’est désormais un “ grand homme ”, dans la mise en forme d’une nouvelle anthropogenèse à hauteur de l’époque.



“ Quelque chose ” a donc changé… mais quoi ?



Peter Sloterdijk souligne d’abord l’importance du passage de l’ère agraire à l’ère industrielle. Vie et survie ne sont plus essentiellement conditionnées par le travail de la terre et la sédentarité qui lui est attachée. “ Les acteurs du nouveau jeu mondial de l’ère industrielle ne se définissent plus par rapport au sol et à la ‘patrie’ mais par des accès aux gares, aux terminaux et à toutes sortes de possibilités de raccordement. Pour eux, le monde est une hyperbulle câblée ” (p. 57). En ce monde de “ mobilisation infinie ”, c’est-à-dire de mouvement perpétuel, la figure du Grand a finit par atteindre la taille de la Terre. Cela, les individus le sentent et le savent : ce qu’ils voient, consomment, produisent, mangent, visitent, utilisent ne se tient plus dans la sphère intime et proche, ni même dans la civilisation élargie, mais provient des flux et reflux de la planète entière.



Pour la psyché humaine lentement mûrie dans la horde, récemment modelée par la cité et l’empire, le phénomène est parfois désagréable et ne manque pas de produire de vives réactions pathologiques. L’individu de la multitude n’a pas été habitué à cette confrontation directe au Grand. Le “ fascisme ” et le “ léninisme-stalinisme ” furent ainsi de tragiques réponses au changement d’époque, tentant de reconduire par l’Etat la logique de l’ère agraire, voire la fusion de la horde. “ Les deux politiques ont échoué parce qu’elles ont commis l’erreur d’avoir voulu faire une projection du petit dans le grand. On a vu ainsi ce qui pouvait se passer chaque fois que l’Etat mangeur d’homme a voulu se présenter de façon directe comme la cellule intime génératrice de l’homme : la couveuse est devenue champ de bataille et le territoire de l’Etat une fosse commune pour le peuple ” (pp. 75-76).



Plus récemment, et sur tous les continents, les nettoyages ethniques témoignent de cette volonté de reconduire les clôtures de l’ancienne politique. Comment faire vivre en commun des êtres qui n’ont rien de commun ? Le réflexe réactionnaire le plus simple consiste à les rendre identiques par la force plutôt qu’à inventer de nouvelles réponses politiques à une très ancienne question. Rien que de très logique, au fond : “ De la même façon qu’il n’y avait pas de politique classique sans résistance des tribus et des hordes, avec tout un contre-monde fait d’anarchismes, de privatismes et de puérilités, de la même façon il n’y aura pas d’hyperpolitique sans vengeance du local et de l’individuel ” (p. 63).



Le camp des libéraux, qui unifie naïvement démocratie et industrialisation, a cru détenir la réponse dans l’extension du capitalisme. Mais la liberté et l’industrie ne marchent pas vraiment au même pas : “ Le véritable obstacle à la démocratisation au sens occidental du terme dans de nombreux pays non européens en voie d’industrialisation ou industrialisés, ce sont les reliquats massifs de ‘cultures’ qui, dans leur fondements, obéissent encore à des principes de l’ère agraire, et même plus anciens ” (p. 78).



Ainsi, malgré ses références antiques, la démocratie moderne n’est pas plébiscitée comme une continuation de la politique classique où la participation du plus grand nombre permettait l’élection de quelques-uns. “ Si les Occidentaux n’ont pas de mal à se définir aujourd’hui comme démocrates, ce n’est généralement pas parce qu’ils ont la prétention de soutenir la communauté publique par des efforts quotidiens, mais parce qu’ils considèrent à bon droit la démocratie comme la forme de société qui leur permet de ne penser ni à l’Etat ni à l’art de l’appartenance ” (p. 80).



L’émergence de l’individu se dessine alors comme le phénomène déterminant de la transition moderne. “ La troisième insularisation, partie des archipels riches à haut niveau de chance, engendre une sorte d’individualisme postsocial qui produit et exige tout à la fois un haut niveau de privilèges sociaux, contribuant ensuite à détourner l’individu du système qui l’a engendré. Dans l’édification de la société, cette troisième vague a besoin d’individus qui ont de moins en moins besoin de la société ” (p. 82). Mais ces individus arrachés de la multitude et construisant leur propre îlot d’hominisation semble avoir oublié le principe de répétition de l’homme par l’homme qui constituait l’histoire depuis la horde archaïque. “ Le dernier homme est […] l’homme sans retour. Il est inclus dans un monde qui ne reconnaît plus le primat de la reproduction […] il mène sa vie comme consommateur ultime de lui-même et ses propres chances ”. La résultante est la contradiction entre ce mode de vie et les possibilités de sa propre réplication sur le long terme : “ Le processus industriel développé à grande échelle détruit davantage de ‘réserves’ naturelles et humaines qu’il ne peut en produire ou en régénérer ” (pp. 85-86). Logique du non-retour généralisé : “ Ce qui était d’abord frappant chez l’homme ultime - l’individu sans retour - se manifeste aussi peu à peu au niveau des marchandises, des matières premières, des espèces et, finalement, des biotopes et des atmosphères, tous marqués par le non-retour (p. 85). Tel sera sans doute le premier problème du dernier homme - la naissance d’une hyperpolitique bâtie sur de nouveaux ordres de grandeur.

http://www.ifrance.com/mutation/sloterdijk.htm
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MessageSujet: Re: Peter Sloterdijk   Peter Sloterdijk Icon_minitimeDim 9 Oct 2005 - 23:59

Au-delà du dressage humaniste.

Vers une nouvelle domestication de l’homme.



Nous annoncions il y a quelques semaines la sortie imminente d’un ouvrage d’Yves Michaud, professeur de philosophie et concepteur de l’Université de tous les savoirs, à propos de l’œuvre de Sloterdijk et de la Mutation. Aussi bref soit-il, le livre d’Y. Michaud intitulé Humain, inhumain, trop humain[1] est le premier, à notre connaissance, qui fasse le point sur l’œuvre du philosophe allemand, réussissant au passage à soulever un certain nombre de questions fondamentales. Ainsi, Michaud pose clairement le problème de savoir quel genre d’êtres humains nous voulons être, et si nous voulons encore être humains. L’alternative est posée : ressasser de stériles appels à la prudence, à un moment de basculement historique décisif, ou larguer les amarres humanistes pour entrer dans le monde des mutants surhumains ou post-humains (par auto-amélioration, dopages, création d’êtres hybrides, etc.). Michaud reconnaît de ce fait, sans vraiment trancher, que la Mutation représente une des voies pour sortir du nihilisme conservateur.



Dans les lignes qui vont suivre, nous tentons notre propre exploration des thèses de Sloterdijk, auteur contemporain qui occupe la chaire de philosophie et d’esthétique à l’école des Beaux-arts de Karlsruhe depuis 1992. Nietzschéen de gauche, il se fait remarquer dès 1983 grâce à la publication de sa Critique de la pensée cynique, qui lui vaut la reconnaissance de Michel Foucault. Mais le philosophe ne devient célèbre qu’avec la fameuse « affaire » qui commence le 17 juillet 1999, au château d’Elmau en Haute-Bavière. Ce jour-là, à l’occasion d’un colloque consacré à la pensée de Heidegger et de Lévinas, l’auteur prononce devant un parterre choisi une conférence intitulé « Règles pour le parc humain. Réponse à la Lettre sur l’humanisme ». Sloterdijk y proclame sans ambages la fin de l’humanisme et la venue d’une domestication inédite de l’être humain. C’est le point de départ d’un scandale retentissant. Mais c’est avec un autre texte, La domestication de l’être, que Sloterdijk a pu déployer pleinement sa réflexion. C’est donc par une analyse de ce dernier ouvrage que nous commencerons, avec le souci de montrer que l’œuvre de Sloterdijk, loin d’être un point d’arrivée, n’est au contraire qu’un prélude à la Mutation. C’est ainsi que, nous emparant du concept d’« hyperpolitique » réactivée par le philosophe allemand, nous montrerons comment il peut s’inscrire dans un nouvel horizon.





L’essence humaine comme produit technique



L’être humain n’existe sous le signe ni du divin ni de l’animal, mais du monstrueux. Les modes par lesquels l’homme s’instruit, se transforme et se défait, le rende étranger à lui-même, l’aliène au sens propre ; il se retrouve aux prises avec un Etranger, un Autre insaisissable, mais que son être a pourtant enfanté, comme l’Alien de Ridley Scott, ou le cafard de Franz Kafka. « La clairière que le premier homme a vue lorsqu’il a levé la tête est la même que celle où se sont abattus les éclairs d’Hiroshima et de Nagasaki ; c’est cette même clairière dans laquelle, dans la nuit des temps, l’homme a cessé d’être un animal dans son environnement et dans laquelle on entend à présent le bêlement des animaux fabriqués par l’homme. »[2] Véritable poème présymphonique sur l’aube de l’humanité, avant le coup de cymbale de la geste historique, l’œuvre de Sloterdijk scrute l’origine technicienne de l’homme, « gardien du feu nucléaire et scribe du code génétique »[3], qui s’est dénaturé avant de démonter, puis de reconstruire le physique et le biologique.



Sloterdijk entend rendre compte du devenir humain à partir d’une anthropologie dont il dessine les contours dans La domestication de l’être. Il distingue pour ce faire quatre caractéristiques fondamentales : l’insulation, la suppression des corps, la néoténie et la transposition.



L’insulation désigne la recherche par les organismes de niches les mettant à l’abris de la pression sélective. Reprenant les travaux de Dieter Claessens et de Hugh Miller, le philosophe allemand avance l’idée que l’hominisation s’est accompagnée de la constitution d’une « serre », d’un « utérus » artificiel, d’une « couveuse » protégeant les hommes de la pression de la sélection naturelle. Ce processus se met en place avec les troupeaux et les hordes d’animaux, protégeant les petits et les plus faibles d’une sélection impitoyable. Dès lors, l’évolution humaine n’est plus, aux yeux du philosophe, strictement darwinienne, mais « insularisée ». Autrement dit, l’évolution n’est plus une adaptation.



La suppression des corps est un effet direct de cette évolution insularisée et un mécanisme central de l’anthropogenèse, repéré par Paul Alsberg. Il s’agit de suspendre la relation trop rigide de l’organisme à son environnement au profit d’une relation plus maniable et plus souple, à savoir la maîtrise technique. Cette dernière s’inaugure dans l’articulation de la main et de l’outil, dont les deux premières manifestations sont le jet (relation au lointain) et le coup (relation au proche). C’est l’usage de la pierre qui fait l’homme. Or, les succès objectifs des techniques préfigurent, dans le rapport au monde physique, les symboles et les discours vrais dans le rapport à l’être. Plus le corps s’humanise, plus la relation au monde s’intellectualise, et moins les lois biologiques sont seules déterminantes.



Troisième caractéristique : la néoténie. Forgé en 1885 par le biologiste J. Kollmann, pour désigner la prolongation et la stabilisation de formes juvéniles jusque dans des états adultes ou pubères, cette notion devient particulièrement importante dans l’analyse de la singularité humaine. Grâce à la « serre » modelée par les techniques, l’être humain peut conserver des caractéristiques fœtales jusque dans la vie extra-utérine. Il naît immature, et le reste tout le temps de sa longue formation, lui-même transformé par les techniques de la « serre » humaine (la technosphère). Pour que l’enfant humain atteigne à la naissance le degré de maturité d’un petit primate, « prématuré » par rapport à d’autres espèces de mammifères, il lui faudrait une gestation de vingt et un mois. La société joue ainsi le rôle d’une immense couveuse. Notre grande plasticité cérébrale de départ n’est pas autre chose qu’un des traits de notre immaturité et n’a pas d’autre fonction que de permettre un modelage conforme à la « serre ». Le libre développement de l’intelligence est donc une conséquence de la néoténie, qui a elle-même pour condition de possibilité l’insulation, dans la mesure où le fruit principal de la « couveuse » est la structure du cerveau. C’est pourquoi le lieu même de l’épanouissement de l’humain est la sphère domestique, la maison comme unité minimale de la « couveuse ». Or la figure essentielle de la maison, c’est la communauté symbolique dans laquelle nous évoluons, c’est-à-dire la culture.



Avec la culture débute une auto-domestication consciente. Qui dit dénaturation dit « apprivoisement », qui dit vivre en « serre » dit « élevage » et « dressage ». Nous en reparlerons plus loin – à titre de conséquence essentielle et inévitable des trois premiers traits de l’anthropogenèse.



Reste le dernier trait considéré par Sloterdijk, la transposition. Avec l’apparition de la « serre » et la disparition graduelle de l’évolution strictement biologique, toutes les pressions de l’environnement ne sont pas pour autant éliminées. D’une certaine manière, elles sont même renforcées, puisque l’homme est plus vulnérable à leurs atteintes : la sauvagerie des bêtes, les agressions virales et microbiennes, les catastrophes naturelles peuvent toujours resurgir et nous frapper. Pour conjurer le traumatisme de ce genre d’irruptions de l’environnement, les hommes ont inventé des mécanismes de transposition, comme les religions. Il s’agit de remettre en forme, de restaurer d’une façon ou d’une autre, en la déplaçant sur un nouveau plan de compréhension, la situation antérieure. Or c’est l’imagerie de l’habitat premier qui console, d’où la nostalgie d’un Paradis perdu, d’un âge d’or oublié. Ce processus de transposition concerne les relations humaines en général, les déplaçant en permanence sur de nouveaux plans où elles acquièrent un sens culturel. C’est dans cette mesure que l’homme est un être métaphorique. Et c’est par le langage que cette transposition continuelle est rendue possible. Grâce au langage, on peut faire du monde lui-même une maison habitable.

Des moyens de dresser l’animal humain


La technosphère, que Sloterdijk appelle la « serre » ou la « couveuse », doit remplacer les mécanismes de la sélection naturelle par d’autres moyens de sélection. Galton avait attiré l’attention sur ce problème avec violence, en préconisant des méthodes eugéniques. Il n’empêche qu’on ne peut faire l’économie d’une réflexion fondamentale sur les antropotechniques, à savoir les techniques d’auto-transformation et d’auto-éducation utilisées par l’homme, sous peine de voir l’humanité régresser à l’état animal. Dès lors, que sont ces anthropotechniques ? L’auteur précise qu’on ne peut les décrire qu’en dehors du champ métaphysique et de la logique qui le sous-tend. La pensée métaphysique est structurée par une logique bivalente, basée sur des dualismes comme l’être et le non-être, le sujet et l’objet, la raison et le sensible, etc. Mais la catégorie des artifices humains ne peut être comprise sur ce mode. Avec l’outil, et plus encore la machine, nous avons affaire à une troisième instance : « l’esprit objectif », c’est-à-dire l’intelligence sédimentée dans des objets fabriqués. Le corps humain lui-même est « informé » par nos techniques. Cette catégorie ontologique ne peut être abordée que sous l’angle de la théorie des systèmes et du concept d’information. Les techniques du génie génétique, en particulier, rendent caduque l’opposition nature / culture.



Comment dresser et socialiser l’animal humain ? Par quels modes techniques ériger la sphère domestique où doivent coexister les individus et les communautés ?



A ces questions, une réponse a émergé d’une tradition particulière, l’humanisme, en partie héritée des Anciens Grecs et des Romains, et qui, trouvant son ancrage juridique et séculaire sous la Révolution française, court jusqu’au milieu du XXème siècle. L’ouvrage sulfureux de Sloterdijk, Les règles du parc humain, se donne précisément pour tâche d’établir la généalogie de l’humanisme : d’abord « télécommunication » entre amis lettrés, sous les formes épistolaire et théorique[4], l’humanisme s’est progressivement déplacé pour devenir le principal moyen de dressage et d’éducation, en amenant par exemple toute une classe d’âge à posséder les mêmes références culturelles, par l’exercice de la lecture des classiques. Selon cette tradition, par les humanités (les disciplines scolaires) et la pédagogie, une société peut créer des valeurs communes, et par là même éduquer l’homme.



Développons la thèse de Sloterdijk. On connaît les formes principales de la culture humaniste, représentés trivialement par le couple de la « carotte » et du « bâton » : la liberté du jugement et la promotion sociale, assurées par l’Ecole au nom de l’égalité de droits, et la sanction, déclinée par toute une gamme de punitions et fondée sur le principe de la responsabilité individuelle.



L’Ecole devait « dresser » l’enfant et lui fournir des références culturelles communes (les « classiques »), servant de cadres intellectuels et culturels, mais aussi de normes de comportement. Ce dispositif a un présupposé : loin de tout angélisme, il conférait à l’éducation le rôle de rectifier la nature rebelle du petit animal humain. L’Ecole vise une « débestialisation ». Il ne supposait pas seulement l’idée évidente qu’il n’y a pas d’être humain accompli sans culture, et pas de culture sans communauté d’esprit (sans objets culturels communs), car cela, tout peuple le savait, et l’appliquait. Il s’agit d’un projet beaucoup plus contraignant, qui devait conduite à la dé-naturation de l’individu, ainsi que, sur le plan politique, à l’homogénéisation de tout l’espace contrôlé par l’Etat (territoires, pouvoirs locaux, coutumes). L’éducation humaniste supposait la contrainte, dont l’arme politique était la centralisation, c’est-à-dire l’arasement des cultures locales. C’est ainsi qu’on a éduqué les enfants et les peuples.



Or, si l’individu résistait trop au dressage, refusait les contraintes, c’est-à-dire cette communauté de valeurs forcées qui allait devenir nationale, il devait en payer le prix. C’est alors qu’intervenait la sanction, dont la valeur se voulait toujours exemplaire. L’individu récalcitrant risquait de passer, par toute une série d’intermédiaires, de l’Ecole à la prison.



Aujourd’hui, remarque Sloterdijk, ces institutions et ces valeurs sont en crise, et c’est tout le projet de la politique humaniste qui se trouve du même coup brutalement remis en cause. Nous sommes entrés dans une ère « post-épistolaire », « post-littéraire » - et par là même, « post-humaniste ». L’Ecole par exemple se voit érodée en amont, avec la déstructuration de la famille et du tissu social, tout comme en aval, avec la crise du travail. Elle est de plus en plus concurrencée par les techniques de communication (télévision, ordinateur personnel, Internet,…). Le traitement pénitentiaire des pathologies sociales, s’il n’est plus considéré comme l’unique remède, est encore largement majoritaire et, par des processus accélérés de décomposition sociale, ne fait bien souvent que renforcer les problèmes et conduire à un cercle vicieux.



Si l’on veut maintenant diagnostiquer plus en profondeur l’affaissement de l’humanisme, on devra prendre en compte la bifurcation qui se produit au XVIIIème siècle : aussi curieux que cela paraisse, la Révolution française consacre la victoire de l’humanisme (notamment à travers ses déclarations de l’homme et du citoyen), en même temps qu’elle en programme le déclin. Parce que la Révolution française marque l’emprise et annonce l’empire de la science, parce qu’elle va favoriser le règne des ingénieurs au détriment des lettrés (les humanistes au sens strict). Bailly est astronome et député aux Etats Généraux, Condorcet est mathématicien et conseiller de Turgot, Lazare Carnot est analyste et président du Comité de Salut Public, Laplace et Fourier sont physiciens, le premier rentre au Sénat et l’autre à la préfectorale, tandis que Bonaparte est géomètre de formation. Les textes et rapports de cette période le répètent à l’envi, les sciences sont préférées aux humanités, et les sciences appliquées aux fondamentales. La création de l’Ecole Polytechnique en 1794 est à cet égard éloquente. Toute la grande tradition des aristocrates lettrés s’arrête là, et l’on connaît encore les effets à retardement sur la culture de ce point d’arrêt. Nos sociétés se disent volontiers techniques, comme si les sociétés ne l’avaient pas toujours été. Un véritable changement s’est néanmoins produit : ce sont les sciences et les techniques qui désormais confèrent le vrai pouvoir, puisque rien ne peut se faire sans leurs innovations et leurs moyens d’expertise. Un quarteron de physiciens concluent en deux coups la Seconde Guerre Mondiale ; les ingénieurs en télécommunications et les informaticiens révolutionnent les moyens de traiter l’information et de communiquer. Sous la double pression des sciences et des techniques, l’éducation par les humanités a progressivement cédé la place à la course aux compétences. Peu importe que l’enfant soit mal « dressé », du moment qu’il soit compétent, de cette compétence technique ou scientifique qui assure l’ascension sociale. On se préoccupe moins de rectifier la nature rebelle de l’enfant que d’élever le niveau général des compétences. Il s’ensuit que les modes de sélection se sont largement modifiés.
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MessageSujet: Re: Peter Sloterdijk   Peter Sloterdijk Icon_minitimeDim 9 Oct 2005 - 23:59

Pourtant, à un moment où l’éducation est laissée de côté (nos professeurs, du primaire au supérieur, sont des enseignants et non des éducateurs), la question que nous posions au départ se refait entendre de manière accrue : comment socialiser ? Comment y parvenir dans une société de plus en plus complexe, alors que les pathologies sociales empêchent un grand nombre d’individus d’acquérir le minimum requis et que l’enivrement médiatique produit une désinhibition grandissante ? Sloterdijk note ailleurs : « La perte de l’héritage n’est que le commencement. S’y ajoute, au niveau spirituel, le désenchantement, l’hébétude. Beaucoup de personnes perdent et oublient leurs qualités de médiateurs. Ces gens-là deviennent de maussades consommateurs finaux de biens et d’informations. »[5] La question se pose d’autant plus que, grâce aux avancées de la génétique et de la recherche biomédicale, on voit se mettre en place des contrôles biologiques du comportement et de nouvelles pratiques eugéniques anonymes (au nombre desquelles l’avortement thérapeutique).



A l’ère du post-humanisme, quel bilan faut-il faire ? L’heure approche du « combat entre les éleveurs du petit homme et les éleveurs du grand homme – on pourrait aussi dire entre les humanistes et les superhumanistes, les amis de l’homme et les amis du surhomme. »[6] Les antropotechniques ont changé de visage et de sens : de techniques essentiellement littéraires et culturelles, nous sommes passés à des techniques de transformation de la matière (nucléaire, génétique). L’auto-domestication transite par une transformation de plus en plus radicale du monde. D’où la nécessité d’un « code des antropotechniques »[7] à la hauteur des décisions politiques concernant l’espèce. Un tel code pourrait inclure ce que nous appelons la bioéthique, à condition que celle-ci n’en reste pas à de stériles moratoires, à de pieuses recommandations obtenues sous la pression de lobbies, ou à de vagues principes à propos du respect de la personne humaine. Sloterdijk a tenté d’éclaircir ce problème dans Les règles du parc humain, non sans provocation d’ailleurs, en se demandant si une anthropotechnologie future n’atteindra pas le stade d’« une réforme génétique des propriétés de l’espèce »[8]. Un point est indubitable : l’artificialité concerne et concernera de plus en plus d’aspects de notre existence, parce que l’anthropogenèse est technomorphose. L’homme lui-même est essentiellement un produit technique. Il n’apprend ce qu’il est que par analyse de ses propres objets.



De telles interrogations ne doivent pas immédiatement alimenter tous les fantasmes. Contrairement à l’eugénisme des années 30, ce n’est plus l’Etat qui décide, mais l’individu, assisté et éclairé par l’institution médicale. Reste que les assureurs et les employeurs, ayant tout intérêt à connaître l’état de santé d’une personne avant la signature d’un contrat, pourraient exercer des pressions au niveau politique et découvrir les moyens juridiques de violer le secret médical (c’est d’ailleurs déjà le cas, le code pénal français légitimant, dans son article 225-1, les questionnaires de santé pour les contrats d’assurance). On voit dès lors le contrôle biologique du comportement, tout comme l’eugénisme, se déplacer de la sphère publique vers la sphère privée, supposition que vient confirmer la logique libérale de la mondialisation.[9] Il faut donc codifier l’artificialité sur les bases de l’autonomie et chercher à comprendre comment, par l’interaction de tous les individus disposant librement d’eux-mêmes, peut se poursuivre une antropogenèse maîtrisée.



La sélection artificielle


Avant d’apporter nos propres éléments de réponse à l’interrogation de Sloterdijk, il est nécessaire de formuler une réserve. Sloterdijk veut montrer que l’hominisation répond à une dynamique de moins en moins darwinienne. La démonstration est intéressante (mettant l’accent sur la part artificielle de notre humanité), mais pas définitive. En effet, le principe de base du darwinisme, à savoir la sélection des variations avantageuses à l’adaptation, ne se confond pas avec la sélection naturelle. La sélection peut être aussi bien naturelle que culturelle, porter sur l’environnement biologique ou social. Certes, la théorie du néo-darwinisme s’applique d’abord à l’ordre biologique, en révélant que l’environnement sélectionne les mutations génétiques favorables à la survie et à la reproduction des organismes individuels. Mais elle peut être extrapolée avec succès aux faits sociaux, ce qu’a entrepris la discipline de la mémétique : les mèmes, unités culturelles élémentaires (qu’il s’agisse de concepts, de slogans ou de modes vestimentaires), sont sélectionnés à partir du moment où ils sortent vainqueurs de la concurrence des phénomènes culturels et apportent un avantage adaptatif à celui qui les véhiculent. K. Popper, par exemple, avait brillamment montré que la production des théories scientifiques suit une logique darwinienne, dans la mesure où une hypothèse ne peut être sélectionnée par la communauté scientifique que si, par un processus d’essais et d’erreurs, elle passe tous les tests d’élimination avec succès.



Cependant, la sélection naturelle elle-même est loin de ne plus concerner les êtres humains et les faits sociaux. C’est ce que montre notre analyse « Darwinisme ou barbarie », auquel nous renvoyons ici.



Par suite, si le devenir humain s’accomplit par l’artificialisation, ce ne peut être en rupture radicale avec la logique darwinienne (bien que l’hominisation puisse se poursuivre par d’autres moyens que biologiques), mais conformément à une théorie de la sélection élargie aux objets culturels. Du reste, cette dernière pourrait jouer le rôle que Sloterdijk attribuait à la théorie des systèmes et de l’information : une théorie de la sélection élargie serait à même de traiter les phénomènes « intelligents » (techniques et culturels, aussi bien chez les hommes que chez les animaux). Cette théorie, les Mutants ont commencé à la développer, avec le principe de l’auto-sélection (voir le texte du même nom) et l’hyperpolitique (voir les textes suivants).




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[1][1] Humain, inhumain, trop humain, Réflexions philosophiques sur les biotechnologies, la vie et la conservation de soi à partir de l’œuvre de Peter Sloterdijk, Paris, Climats, mars 2002.

[2] La domestication de l’être, Paris, Mille-et-une-nuits, 2000, p. 34.

[3] Ibid., p. 35.

[4] Les règles du parc humain. Une lettre en réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, Paris, Mille-et-une-nuis, 1999, p. 7.

[5] Essai d’intoxication volontaire, Calmann-Lévy, 1999, p. 98.

[6] Règles pour le parc humain, p. 38.

[7] Ibid., p. 42.

[8] Ibid., p. 43.

[9] Sur ce point, nous renvoyons à notre texte sur l’Autosélection.

http://www.ifrance.com/mutation/slot.htm
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MessageSujet: Re: Peter Sloterdijk   Peter Sloterdijk Icon_minitimeLun 10 Oct 2005 - 0:02

"L'affaire" Sloterdijk


En juillet 1999, dans le cadre du colloque "Au-delà de l'Etre - Exodus from being. La philosophie après Heidegger" tenu au château d'Elmau, en Haute-Bavière, le philosophe allemand et professeur d'esthétique à l'université de Karlsruhe Peter Sloterdijk donna une conférence intitulée "Règles pour le parc humain : réponse à la lettre sur l'humanisme", ayant pour thème l'avenir de l'humanisme et de la civilisation européenne.
Celle-ci provoqua un véritable scandale en Allemagne, dont Sloterdijk prétend qu'il a été orchestré par Jürgen Habermas, et qui finit par atteindre la France, notamment à travers la presse. En effet, plusieurs ont cru y reconnaître des "traits de rhétorique fasciste" (Der Spiegel daté du 27 septembre 1999 titrait à la Une : "Hitler, Nietzsche, Dolly et la nouvelle querelle des philosophes. Un projet génétique : le surhomme"), ce à quoi Sloterdijk a répondu que les Allemands devaient en finir avec leur culpabilité et arrêter de voir du nazisme partout.
Le texte de la conférence fut publié en France par Le monde des débats, dans le supplément à sa livraison d'octobre 1999, et aux éditions Mille et une nuit. On pourra en lire un compte-rendu sur le site de Libération, le mieux étant, pour se faire une idée de première main sur la question, de lire directement Règles pour le parc humain.
Au-delà de la querelle et de l'effet "scandale", cette "affaire" recèle des questions importantes sur l'avenir de l'humanité, à l'heure où celle-ci perce les mystères de son génome. Nous indiquons ci-dessous, par ordre chronologique, les différents textes relatifs à cette polémique que nous avons trouvés sur internet.


Lucas Delattre, Biotechnologies et "posthumanisme" : les chemins tortueux d'un débat de fond, Le Monde, 28 septembre 1999

Daniel Vernet, Une polémique allemande sur l'homme nouveau, Le Monde, 29 septembre 1999

Peter Sloterdijk, Du centrisme mou au risque de penser, Le Monde, 8 octobre 1999

Arnaud Spire, L'affaire Sloterdijk, L'Humanité, 29 octobre 1999

Jean-Cristophe Merle, Sloterdijk, une querelle à la française, Libération, 22 novembre 1999

Daniel Sibony, La planète des sages, Libération, 29 novembre 1999

Entretien avec Michel Wieviorka : "La multiculture, réponse aux menaces philosophiques", Transversales Science/Culture n° 60, novembre/décembre 1999

Luc Ferry, L'avènement du surhomme ?, Le Point, 10 décembre 1999

Arnaud Spire, Un 'scandale' Sloterdijk ?, Regards, décembre 1999.

Entretien avec Peter Sloterdijk par Arnaud Spire, Regards, décembre 1999

Gérard Huber, Philosophie de la demeure ou philosophie de la domestication ?, Transversales Science/Culture n° 61, janvier/février 2000

Dominique Dhombres, Peter Sloterdijk, la provocation comme philosophie, Le Monde, 11 mai 2000

Bruno Latour, Sloterdijk l'insupportable, Le Monde (sd)


http://www.cogitosearch.com/dossiers/sloterdijk.htm
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MessageSujet: Re: Peter Sloterdijk   Peter Sloterdijk Icon_minitimeLun 10 Oct 2005 - 0:04

Décembre 1999 - Les Idées

REFLEXIONS CONTEMPORAINES
Peter Sloterdijk, la révolution “ pluralisée ”

Par Arnaud Spire in Débats



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Entretien avec Peter Sloterdijk
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Peter Sloterdijk faisait paraître, en mars 1999, aux éditions Calmann-Lévy, un long entretien avec un jeune philosophe espagnol, Carlos Oliveira, enregistré en septembre 1994 à Munich, traduit en français par Olivier Mannoni sous le titre d'Essai d'intoxication volontaire (1). Il s'y efforce d'inventer une réponse moderne à l'ancienne question du philosophe Leibniz : "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?" Sous le titre "Se détruire toujours, ne disparaître jamais" (2), Roger-Pol Droit suggérait que Peter Sloterdijk est un des rares philosophes en mesure de comprendre l'époque. Discussion lors d'un voyage éclair dans la capitale française.

Votre diagnostic sur notre époque commence par une curieuse profession de foi. Vous déclarez que, pour comprendre le monde aujourd'hui, il faut être "légèrement intoxiqué". Que voulez-vous dire par là ?


Peter Sloterdijk : Les médecins homéopathes du XIXe siècle estimaient que le praticien doit d'abord expérimenter sur lui-même les médicaments qu'il prescrit ensuite à sa clientèle. Disons qu'un bon philosophe est une sorte de toxicomane éclairé et que son savoir consiste précisément en une polyphonie de l'empoisonnement. Cela signifie pour moi que le savoir philosophique n'est pas seulement le résultat d'une réflexion approfondie, ni même une expression de soi en tant que sujet, mais le résultat d'une sorte de succès immunologique. La vérité doit être interprétée, à mon sens, comme un phénomène immunitaire que le discours du philosophe contemporain engendre à l'issue d'une série de vaccinations ou même d'auto-empoisonnements. Dans les réactions du penseur moderne émerge un noyau de vérité qui n'est autre que la lutte du système survivant dans une série de productions d'anticorps, logiques aussi bien que sémantiques, qui font barrage à l'envahissement de virus hostiles. Ce modèle est, selon moi, une bonne réponse à la question : qu'est-ce qu'une sagesse contemporaine ? Le penseur contemporain, c'est ce multitoxicomane, fort d'une longue série de petites morts et de réactions immunitaires, qui échappe à la définition classique et universitaire du logicien discursif. Je rapprocherai cela de la poésie actuelle qui tend aussi à devenir une réaction d'un système immunitaire qui libère la capacité d'halluciner de son auteur. Halluciner – et non pas simplement rêver – c'est créer un espace authentiquement vivable pour les êtres humains. Et la question fondamentale de toute politique est de savoir comment faire halluciner des populations à un rythme plus ou moins synchronisé.


Dans le même temps, à propos de l'écroulement du système socialiste, vous affirmez que ce n'est pas rien d'avoir perdu une vérité fondée sur une illusion...


Peter Sloterdijk : Il y avait, dans ces sociétés, un système d'hallucination qui ne fonctionnait pas suffisamment. Aucune société ne peut se débarrasser de la tâche de réorganiser l'espace hallucinatoire dans lequel les êtres humains se retrouvent. Passer d'une hallucination à l'autre, ce n'est pas remplacer l'erreur par la vérité, comme on le pensait de façon un peu trop simpliste à l'époque des Lumières...

L'illusion est une perception déformée, mais l'hallucination est une perception sans objet. Dans quelle catégorie situez-vous l'utopie ? N'assiste-t-on pas à un processus de laïcisation de l'utopie, notamment de l'utopie communiste ?


Peter Sloterdijk : Sans doute. Mais laïcisation veut aussi dire que les flux du désir se réorganisent autour de nouveaux noyaux de cristallisation. La façon de rêver le futur que représentait le communisme classique a été remplacée par d'autres façons de rêver. Mais la nécessité de gérer les rêves n'a pas disparu pour autant. L'écroulement du système communiste n'a pas facilité la tâche de la gauche classique, qui est de créer un nouveau pont entre, d'une part, les rêves et les désirs des êtres humains et, d'autre part, l'espace politique. C'est un travail qui doit être remis inlassablement sur le métier. Je voudrais ici mentionner que toutes mes allusions à la fonction hallucinatoire chez l'être humain se rapportent à un penseur français auquel on doit beaucoup sans le savoir, Gabriel Tarde, un grand inconnu de la sociologie française qui réapparaît actuellement aux éditions Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond. Le publier aujourd'hui, c'est cent ans trop tard, mais c'est tout à fait dans les temps pour les besoins théoriques de notre époque (3).


Nous sortons, dites-vous, de deux siècles d'individualisme, où chacun a eu tendance à revendiquer des droits d'auteur sur lui-même et sur ses rapports à autrui. Vous y ajoutez la revendication de droits d'auteur sur l'apparence de chacun. Que voulez-vous dire par là ?


Peter Sloterdijk : Si vous vous promenez pendant cinq minutes sous un ciel ensoleillé sur le boulevard Saint-Germain, vous comprendrez ce que je veux dire. On observe, sur les trottoirs, des gens qui ont pratiquement tous découvert les droits d'auteur sur leur apparence. Se vêtir, c'est aussi une forme d'écriture. On devient auteur en s'habillant. Et c'est là une découverte qui contribue à l'inflation de la fonction d'auteur à notre époque. La majorité des individus achètent leur parole aux grands magasins. Ils ne vont pas très loin dans leur expérimentation. Mais à New-York, par exemple, l'individualisme vestimentaire est beaucoup plus prononcé qu'en Europe. En théorie, cette évolution pourrait être créatrice. Mais, en même temps, elle est à l'origine d'un danger existentiel énorme. Chaque individu vit sa vie comme s'il (ou elle) voulait dire : "Je suis content d'être le dernier homme, la dernière femme. Si le monde devait s'arrêter après moi, j'aurais été consommateur de ma vie, un consommateur final, ce qui signifie que j'aurais profité de mes chances jusqu'au bout et que je ne me pose pas la question de savoir s'il y aura des êtres humains après moi qui auront comme moi la chance de consommer leur vie." Le dernier homme et le consommateur final sont dans une convergence profonde. C'est là un élément apocalyptique qui est inhérent à la société de consommation de soi-même et du monde. Nous sommes entrés dans une crise de la consommation absolue. Les guerres locales de notre époque se situent dans ce cadre. Il faudrait rétablir une conscience de ce que j'appelle le processus générateur. Il faut repenser le statut du sujet à partir du champ des générations et réapprendre à compter jusqu'à trois. Nous devons comprendre qu'être médiateur, c'est essentiellement occuper une position entre une génération antérieure et une génération postérieure.


Qu'est-ce qui, dans votre constat, l'emporte : vivons-nous dans un vieux monde en déclin ou dans un monde nouveau qui émerge ?


Peter Sloterdijk : Déclin et reconstruction sont, de mon point de vue, un seul et même processus. Mais il y a une lutte des interprétations. Les jeunes de nos sociétés sont habituellement beaucoup plus pessimistes que les intellectuels de la génération intermédiaire. Je m'efforce d'ouvrir des espaces de réflexion, de réactions immunitaires, qui aident à sortir de la morosité ambiante. Aujourd'hui, tout est pensé à travers des mythes. La mythologie classique est un système pour organiser l'oubli, pour supprimer les expériences nouvelles, pour réduire le nouveau à l'ancien. Le mythe est un système de récit qu'on répète inlassablement avec de petites variations pour réagir à la réalité mouvementée du réel et le réduire toujours à un modèle identique de ce qui se passe au fond dans le monde depuis toujours. Dans le même temps, il existe une mythologie moderne qui fonctionne comme un système pour gérer l'oubli collectif. C'est-à-dire organiser le présent comme un bain permanent d'information. Nos informateurs sont, d'un point de vue systémique, des mythologues qui contribuent en permanence à l'abolition de la mémoire. L'information sur le présent disparaît derrière le mythe qui crée un univers où, au fond, rien ne change. On raconte une multiplicité d'histoires pour ne pas avoir à raconter LA grande histoire qui est la route de la Révolution.


Vous affirmez pourtant que le monde moderne a quitté l'espace des révolutions politiques pour entrer dans celui, plus lent, des révolutions techniques et mentales ?


Peter Sloterdijk : La révolution a été remplacée par des courants multiples, avec leurs renversements et leurs ramifications. Il faut les lancer, les canaliser et les interpréter. Nous avons exporté l'idée de révolution sur les appareils. Sans doute sommes-nous trop inertes pour une révolution véritable. Les machines, elles, connaissent une évolution sans fin. Et cela amène le progrès à devenir, de plus en plus, un épiphénomène de ce qui se passe dans les sciences et dans la technique. Les intellectuels les plus avertis sont ceux qui ont compris qu'ils ne sont pas à la tête d'une évolution mais dans une arrière-garde avertie qui mesure l'écart et l'avance de la technologie par rapport au domaine humain. Il faut sauvegarder quelque chose de ce retard. C'est, selon moi, la définition actuelle du progrès : sauvegarder notre statut arriéré par rapport à un progrès non vivable. n





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1. Peter Sloterdijk : Essai d'intoxication volontaire. Ed. Calmann-Lévy. Paris 1999. 190 pages, 98 francs ; Critique de la raison cynique, Ed. Bourgois. Paris 1987. 672 pages, 180francs ; le Penseur sur scène, Ed. Bourgois. Paris 1990.208 pages, 100 francs.

2. Roger-Pol Droit, le Monde du vendredi 19 mars 1999.

3. Gabriel Tarde. OEuvres. Volume 1 : Monadologie et sociologie ; volume II : la Logique sociale ; volume III : l'Opposition universelle ; volume IV : les Lois sociales. Ed. Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond. Paris 1999. De 84 à 94 francs, chaque volume.
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MessageSujet: Re: Peter Sloterdijk   Peter Sloterdijk Icon_minitimeLun 10 Oct 2005 - 0:06

Décembre 1999 - Les Idées

REFLEXIONS CONTEMPORAINES
Un “ scandale ” Sloterdijk ?

Par Arnaud Spire in Regards


Depuis l'entretien que nous publions ici, l'opinion publique allemande – relayée par des médias qui jusqu'ici n'ont fait que peu de cas de l'oeuvre du philosophe – a été saisie d'une intervention prononcée par l'intéressé à l'occasion d'un colloque sur Heidegger tenu en juillet dernier au château d'Elmau, en Bavière. La contribution de Peter Sloterdijk, significativement titrée "Règles pour le parc humain", est en réalité une réponse à la "Lettre sur l'humanisme" adressée à l'automne 1946 au philosophe français Jean Beaufret par son collègue allemand Heidegger (1).

Ce dernier – dont on sait par ailleurs qu'il adhéra au national-socialisme en 1933-1934 pour s'en éloigner après l'élimination par Hitler de Röhm, de ses "SA", et du mouvement étudiant qui le soutenait – y traitait de l'unique question qui a dominé sa pensée philosophique : qu'en est-il de l'essence de l'être lui-même ? Heidegger y écrivait notamment que l'angoisse nous ouvre à l'essentiel parce qu'elle nous permet d'interpeller l'existence authentique. Cette problématique, strictement philosophique, est le plus souvent "aplatie" en France sur les détestables prises de position politiques d'Heidegger avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.


Dans son texte, heureusement publié intégralement depuis en français par le Monde des débats du mois d'octobre, Peter Sloterdijk – qui, lui, est né en 1947 – note que, cinquante-cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la société allemande est toujours enfermée "à l'intérieur du blocus mental qu'elle a elle-même instauré". Il en voit le symbole dans ce qu'il appelle "l'ère Kohl" qui a laissé, pour des raisons compréhensibles, le pays s'enliser dans une civilisation de l'apaisement, du centre omniprésent, doublé d'une superstructure surmédiatisée et dépolitisée.


Critique de l'Ecole de Francfort : le "risque de penser" contre le "centrisme mou" et le consensus


Peter Sloterdijk ne fait pas mystère de sa volonté d'innover en matière de démocratie contre le "centrisme mou" et d'attenter au consensus d'outre-Rhin en ressuscitant le "risque de penser" (2). L'émotion suscitée par ces propos provient sans aucun doute pour une grande part de ce que, outre-Rhin, on n'était pas prêt à s'entendre dire que la théorie critique de l'Ecole de Francfort était désormais morte de son inefficacité contre le capitalisme actuel, et qu'il fallait rompre avec le complexe de vexation qui entrave aujourd'hui tout effort de créativité philosophique et politique.


De l'audace des propositions du philosophe sur la voie allemande à l'avenir, ses détracteurs n'ont donc retenu que ce qui apparaît à leurs yeux comme compromission et légèreté vis-à-vis du passé nazi de l'Allemagne. Même le maître à penser de l'actuel consensus démocratique, le philosophe Jürgen Habermas – qui avait admis que, du fait du changement d'époque et de "la succession naturelle des générations", il fallait libérer "les mentalités paralysées" et ne plus se contenter de l'héritage soixante-huitard – s'est joint au tollé des "bien-pensants".


Prenant appui sur la notion de "parc humain" utilisée par Sloterdijk dans le titre même de sa communication, ignorant qu'il s'agit là d'un concept forgé par Platon dans son Dialogue "Le Politique" (politikos) (3), dissociant du contexte de la prestation de Sloterdijk le concept d'"anthropotechnologie" ou l'idée d'une "planification explicite des caractères humains", le mauvais procès fait au philosophe de Karlsruhe a été repris en France par Libération sous le titre "Un démon allemand" (4). Deux jours plus tard, dans le Monde, Daniel Vernet ramène le "scandale" à de plus justes proportions : "Dans une Allemagne qui peut discuter pendant dix ans s'il faut ériger un monument aux victimes juives du nazisme, on ne s'attaque pas au consensus sans réveiller, sinon les vieux démons, du moins la peur qu'ils continuent de susciter" (5). Peter Sloterdijk est de la génération de cette gauche radicale allemande dont on dit aujourd'hui qu'elle aurait abandonné son engagement politique en renonçant publiquement à se référer à la seule pensée critique de l'Ecole de Francfort. Il plaide pour une pensée délivrée de la culpabilité d'avoir eu des pères nazis et délivrée aussi du soupçon de vouloir un jour les réhabiliter. Il est de ceux qui préfèrent l'affrontement des idées qui permet d'éviter l'affrontement sur le sol et dans le sang. n A.S.





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1. Martin Heidegger, Lettre sur l'humanisme. Collection "Philosophie de l'esprit", éditions Aubier, 1983.

2. Voir le point de vue de Peter Sloterdijk publié en page 1 du Monde daté du samedi 9 octobre.

3. Platon, OEuvres complètes, La Pléiade, tome 2 (265d, 276e).

4. Libération, 27 septembre.

5. Le Monde, mercredi 29 septembre.
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MessageSujet: Re: Peter Sloterdijk   Peter Sloterdijk Icon_minitimeLun 10 Oct 2005 - 0:08

(suite Regards)

Philosophe, écrivain, essayiste, enseignant à Karlsruhe et Vienne, né en 1947, Peter Sloterdijk occupe, depuis 1992, la chaire de philosophie et d'esthétique de l'Ecole supérieure de création artistique de Karlsruhe (Bade-Wurtemberg). Il considère cette université comme un "îlot" d'esprit critique et de créativité pour ce qui concerne la réflexion contemporaine sur les médias et la culture.

Il a publié, à l'occasion du bicentenaire de la Critique de la raison pure de Kant, une Critique de la raison cynique selon laquelle tout événement tendrait à s'inscrire dans l'uniformité médiatique, la banalisation, et susciterait l'indifférence plutôt que l'acceptation ou le rejet. Cet ouvrage, édité en1983, n'a été traduit en français qu'en 1987, par les éditions Christian Bourgois. Entre temps, il en avait été vendu, dans la seule Allemagne, plus de 120 000 exemplaires ! Le philosophe Jürgen Habermas a salué cette publication comme "l'événement le plus important dans l'histoire des idées de l'autre côté du Rhin depuis 1945".

Son deuxième écrit théorique, traduit en français et également édité par Christian Bourgois en 1990, est titré le Penseur sur scène. C'est une invitation à remédier progressivement au retard pris par la philosophie occidentale sur la réalité.
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MessageSujet: Re: Peter Sloterdijk   Peter Sloterdijk Icon_minitimeLun 10 Oct 2005 - 0:09

29 Octobre 1999 - CULTURES
(L'Humanité)

L'AFFAIRE SLOTERDIJK


La polémique qui oppose outre-Rhin l'auteur de la Critique de la raison cynique à d'autres penseurs, et notamment Habermas, est un signe fort de ce que l'Allemagne ne se résigne pas à ses passés du XXe siècle.

L'opinion publique outre-Rhin a été saisie au début du mois d'octobre d'une polémique construite à partir de propos tenus, trois mois auparavant, par le philosophe Peter Sloterdijk lors d'un colloque sur les pensées respectives de Heidegger et de Lévinas. La communication de cet universitaire, qui professe à Karlsruhe, a été présentée comme " complaisante " vis-à-vis du passé nazi de l'Allemagne. Tollé. Le grand Habermas monte au créneau. Après étude du texte, il apparaît qu'il s'agit en fait d'une réponse de philosophe à la fameuse Lettre sur l'humanisme écrite par Heidegger en 1946, c'est-à-dire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. On sait que ce dernier, alors recteur de Fribourg, avait adhéré en 1933-1935 au national-socialisme. Devenu, après la capitulation du Reich, " l'ermite de la Forêt noire ", Heidegger y traitait de cette constante qu'avait été pour lui l'angoisse existentielle qui ouvre à la question de l'essence de l'être. C'était là, selon lui, l'unique interrogation qui donnait cohérence à sa pensée philosophique.

Les paroles de Sloterdijk ont été présentées comme " scandaleuses " à la une des hebdomadaires Der Spiegel et Die Zeit. Une campagne s'est développée à partir du titre même de sa contribution : " Règles pour le parc humain. Réponse à la Lettre sur l'humanisme " (1). Se gardant bien de mentionner que le concept de " parc " a été forgé par Platon pour son " dialogue " le Politique, les détracteurs du philosophe de Karlsruhe ont davantage mis l'accent sur certaines métaphores biotechnologiques qui favorisent, selon eux, la réduction de l'humanité à son animalité. En réalité, Peter Sloterdijk - qui est né en 1947 - est porteur de l'idée que, cinquante-cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la société allemande continue d'être victime d'une espèce de blocus mental qu'elle a elle-même instauré. Pendant de longues années, la République de Bonn s'est en effet enlisée dans une civilisation du compromis et du consensus, doublée d'un dispositif de surmédiatisation et de dépolitisation. Au sortir de l'ère Kohl, le philosophe ne cache pas sa volonté d'innover en matière de démocratie contre " le centrisme mou " et d'attenter au conformisme ambiant en ressuscitant " le risque de penser ". La théorie critique de l'après-guerre représentée par l'Ecole de Francfort aurait fait son temps, du fait de son inefficacité face au capitalisme actuel. Et il importerait de dissiper le " complexe de vexation " qui entrave aujourd'hui tout effort de créativité philosophique et politique.

· cinquante-deux ans, Peter Sloterdijk a derrière lui une ouvre philosophique importante. Sa Critique de la raison cynique, publiée en 1983 (2), avait été saluée à l'époque par le philosophe Jürgen Habermas comme " l'événement le plus important dans l'histoire des idées de l'autre côté du Rhin depuis 1945 ". Cette fois-ci, Habermas, dernier héritier vivant de l'Ecole de Francfort, devenu le défenseur du consensus politique dans l'Allemagne réunifiée, a violemment pris parti contre l'espoir philosophique qu'il mettait en Sloterdijk. Il se défend, dans Die Zeit, d'avoir ourdi quelque affaire que ce soit contre son ex-poulain. Ce dernier, écrit-il, " surestime mon intérêt pour ses travaux et l'effort que j'ai investi dans la lecture de son exposé ". Toutefois, Habermas l'accuse sans détour de " jeter du sable dans les yeux du public lorsqu'il se présente comme un simple bio-moraliste inoffensif ". Tout juste concède-t-il que " la mentalité d'un homme né en 1947, et qui prétend en 1999 pouvoir se choisir librement son passé, satisfait une vraie demande de modèles de la part de la nouvelle génération (...) La demi-génération qui nous sépare fait toute la différence ". Comment ne pas noter que la violence du propos de l'aîné déroge à sa légendaire " éthique de la discussion " ?

Peter Sloterdijk proclame la fin de l'ère des " fils hypermoraux de pères nazis ". Pour lui, la nouvelle République de Berlin n'a de sens que dans la mesure où son passé ne doit plus alimenter une peur irrationnelle de l'avenir. La jeune génération à laquelle il s'adresse, atteinte par l'angoisse du chômage de masse, ne peut se satisfaire d'une Allemagne tout entière tournée vers la consolidation des démocraties de marché. Citant la façon dont Sartre exprime la condition humaine à travers cette formule aussi profonde que paradoxale : " l'homme est un être condamné à la liberté ", Sloterdijk estime que " cela correspondait à une époque dont les mots forts étaient la solitude et l'engagement. Les mots forts de notre époque, en revanche, sont la coopération et la communication ". " L'affaire Sloterdijk " est un signe fort de la non-résignation de l'Allemagne à ses passés du XXe siècle.

Arnaud Spire

(1) Document publié en français par " le Monde des débats ", octobre 1999.

(2) Traduit en français en 1987 par les éditions Bourgois. Dernier ouvrage paru : " Essai d'intoxication volontaire ", édition Calmann-Lévy.
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