Joris-Karl Huysmans
BouquinsTrois romans de la période naturaliste de l’écrivain fin-de-siècle sont réédités dans la colletion Bouquins.
Par Pierre MARCABRU
[22 décembre 2005] Le Figaro littéraire
Quelle curiosité nous porte encore vers Huysmans ? On le salue de loin. On l’a lu, on l’a aimé, on l’a, non sans remords, oublié. Il n’est plus à la mode, il est de trop. Beaucoup l’ont jeté au rebut comme une babiole d’un autre temps. A rebours laisse quelques souvenirs. Les étudiants hument encore, parfois, son parfum fin de siècle. La littérature est, comme chacun de nous, éminemment périssable. Nous sommes entourés d’immenses bibliothèques où se promènent des écrivains fantomatiques qui nous proposent des livres devenus cendres. Joris-Karl Huysmans pourrait être parmi eux, et pourtant, en relisant En ménage, A vau-l’eau ou En rade, que réédite Robert Laffont dans « Bouquins », nous nous sentons bizarrement solidaires, presque à notre corps défendant, de ce pauvre diable, désolé, écoeuré, perdu en lui-même, qui nous prend à témoin de l’insoutenable banalité du monde.
C’est cette humaine présence, cette humble chaleur, ce modeste et infini désespoir qui permettent à Huysmans de dépasser le naturalisme dont il se veut, dans la première partie de sa vie, le fidèle serviteur avant que Dieu ne vienne le chercher. Zola écrit les pieds dans ses pantoufles et regarde couler la Seine dans sa maison bourgeoise dont s’occupe une femme généreuse. Le monde qu’il décrit, non sans bonheur, est, dans son ignominie, plus loin, ailleurs, comme derrière une vitre. Huysmans, lui, est dedans, le naturalisme est son pain quotidien. Les Goncourt collectionnent les estampes. Il collectionne les durs pépins de la réalité. Peut-être est-ce là ce qui nous touche encore. Ce lien étroit, charnel, fraternel, qui lie douloureusement Huysmans à ses personnages. Ils sont de la même famille, ils ne se pardonnent rien. Ils se connaissent trop bien.
Une solitude ontologique
Tous se retrouvent dans une même solitude. Chez Huysmans, on vit seul, on mange seul, et, même à deux, on fait l’amour seul. Le vide est en soi et hors de soi, le monde est vide, ce n’est qu’une perpétuelle et désolante monotonie qu’on parcourt comme un désert. Quel ennui !
Folantin, petit-bourgeois aigre et triste, s’ennuie ; des Esseintes, esthète faisandé, s’ennuie aussi, et ne sait trop, pour se distraire, quoi inventer. Et Huysmans s’ennuie plus encore. Ses romans ne sont pas les romans de la difficulté d’être, mais de l’impossibilité d’être. Leurs personnages s’enlisent lentement dans les sables mouvants du quotidien sans faire aucun effort pour s’en dégager. Il n’y a que la main de Dieu qui pourra les en sortir. Mais, dans ce premier volume, Dieu n’est qu’en filigrane. Nous sommes toujours dans l’ombre de Flaubert, l’épopée du dégoût est, ici, sans pareille.
On sent, au coeur de cet affaissement, de ce pourrissement universel dont Huysmans se fait le chantre, une indignation furieuse et sarcastique, une noire ironie qui rappellent Léon Bloy. C’est à cette jubilation vengeresse devant les horreurs de la vie, à ce réquisitoire impitoyable, que Huysmans doit, malgré ses préciosités langagières et ses décadentes complaisances, de survivre. Il nous parle toujours comme quelque Jérémie éperdu.
Romans de Joris-Karl Huysmans « Bouquins »/Robert Laffont, 1 056 p., 30 Euro.