Deus ex «cybercultura»
Cosmos incorporated
de Maurice G. Dantec
Par Sébastien FUMAROLI
[08 septembre 2005] Le Figaro littéraire
Ce n'est pas le moindre des paradoxes que de voir Maurice G. Dantec, réputé le plus américain des auteurs français contemporain, à la fureur néoconservatrice dérangeante, qui rêvait dans son précédent roman, Villa Vortex, publié chez Gallimard, de voir les Champs-Elysées à feu et à sang, prendre aujourd'hui le chemin de la résistance. Lui qui appartenait résolument au monde de la science-fiction, dernière mouture, celle du thriller de l'ère hypertechnologique, appelé cyberpolar, a écrit avec Cosmos Incorporated le récit d'une reconquête spirituelle sur le monde machine.
A première vue, l'évolution de l'écrivain est en phase avec la mythologie du Nouveau Monde, auquel Dantec s'est rallié officiellement depuis son exil au Canada pour incompatibilité d'humeur avec «une France qui a renié les valeurs de Louis XIII». Cosmos Incorporated, publié chez Albin Michel, est le livre d'un «born again», comme on appelle aux Etats-Unis les protestants évangéliques des Eglises du Sud, touchés par la grâce et convertis à un militantisme néochrétien. Le scénario politique du roman qui nous projette à l'horizon de 2050 est à cet égard sans équivoque.
La planète a été ravagée par le grand djihad, une guerre civile globale menée par les pays arabo-musulmans, qui a commencé en 2001 avec les attentats de New York, et qui s'est soldée par 500 millions de morts. L'Eurabie, comme les faucons de Washington appellent désormais notre Vieux Continent, est une réalité, rebaptisée Emirats arabes de l'Ouest. Rançon d'une paix provisoire, un gouvernement planétaire d'Armistice a été instauré qui contrôle toute la population terrestre par neurotransmetteurs. Ce gouvernement n'est pas l'Amérique monde (les Etats-Unis en tant que tels n'existent plus), mais une métastructure technologique, puissance anonyme de la terreur douce, qui a banni la foi chrétienne.
Dans Cosmos Incorporated, Dantec mêle les deux grands mythes qui font l'imaginaire de l'Amérique contemporaine. Celui exploré en 1999 par le film Matrix, d'une humanité virtuelle et d'un monde préprogrammé où la révolte est impossible. Et le mythe de l'Apocalypse et de la fin des temps, qui fait fureur aux Etats-Unis, comme le prouve l'essor d'une littérature millénariste, dont la série Left Behind, de Tim Lahaye et Jerry Jenkins, en est aujourd'hui la plus saisissante expression avec plus de 65 millions d'exemplaires vendus depuis 1994.
Mais alors qu'aux Etats-Unis ces deux fantasmes nourrissent des rapports complices par-delà leur opposition, en célébrant une même volonté de puissance posthistorique, dans Cosmos Incorporated, Dantec les retourne l'un contre l'autre, faisant le récit d'une lutte de l'homme contre la machine où la religion est le seul salut.
Son héros s'appelle Sergueï Plotkine. Il est russe, né le 13 septembre 2001. C'est un tueur à gages qui a pour mission d'éliminer le maire d'une ville d'Amérique du Nord, appelée Grande Jonction, une cité qui est un vestige de l'ancien monde en ruine. Mais au cours de sa chasse à l'homme Plotkine est la victime de l'envahissement d'une émotion humaine, qu'éveille en lui la rencontre avec la femme. Serait-ce l'Eve Future ? Et Cosmos Incorporated, le roman de la Genèse à rebours, pour un retour à la bonne vieille humanité ?
Les lecteurs de Dantec connaissent l'opulence de son style au rythme discursif, surchargé de néologismes scientifiques, conçus par cet artificier fou comme autant d'armes de destruction massive pour décoiffer les perruques d'une littérature condamnée à la répétition. Ce qui ne va pas sans rendre ses écrits «révolutionnaires», à la tonalité métallique et au verbe tourbillonnant, parfois inquiétants, souvent cryptique. Mais cette fois-ci, dans Cosmos Incorporated, Dantec, qui ajoute à son répertoire une érudition théologique frisant le kitsch, a su dépasser son instinct vengeur qui avait explosé sans retenu dans Villa Vortex pour mieux faire entendre son propos. Dantec se révèle finalement plus catholique et talon rouge que «born again» et «white trash». Lui, l'enfant de la révolution blanche et noire du punk-rock des années 70, a puisé dans la tradition de notre littérature fin de siècle, chez un Villiers de L'Isle-Adam et chez un Huysmans, ses techniques de narration en situation d'humanité résiduelle. A la suite de ses maîtres français du XIXe siècle, eux aussi convertis, il fait de la forme le sujet de l'action, un roman de mise en abîme, qui serait l'ultime parade de l'écrivain antimoderne pour sauver son âme avant avant qu'il ne reste plus rien....
Cosmos Incorporated
de Maurice G. Dantec
Albin Michel, 569 p., 22,50 €.